Archives mensuelles : mars 2014

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Jouer avec le français

  1. Jouer avec le français

Véronique Perrin

Lycée voltaire wiingles

–       Un petit jeu peut être proposé aux élèves de tous les niveaux  : il s’agira de traduire le texte suivant, juxtaposant des expressions imagées de différents pays d’Afrique. 

Pour ce faire, on conseillera la consultation du site www.tv5.org /Langue française / Expressions imagées d’Afrique francophone

Lui qui jusqu’alors n’a fait que caïmanter, renonce à ses sages préoccupations.  Fini de motamoter !  Il est amouré.  Et l’occasion est trop belle : ce soir, il voit l’élue de son cœur . Ça va ambiancer ! Il se prépare, fait la beauté.  Après mûres réflexions, il sait ce qu’il va lui cadonner :  un  complet-pagne.  Est-ce que cela se fait ? Tant pis, il n’hésite plus et se met en route. Il a enfilé une paire de sans-confiance et marche au pas de caméléon afin de camembérer le moins possible car la route est longue. En chemin, il rêve à son futur bonheur quand il tombe nez à nez avec  un ennuyeux  qui a une  grande bouche. Il voudrait bien s’en débarrasser mais comment faire ? L’autre est un s’en-fout-la-peur qui lui cherche palabre, et il  finit par lui faire mordre le carreau. La vie, c’est caillou !

Les définitions suivantes ont été prises sur le site www.tv5.org

Caïmanter

Faire caïman, caïmanter, caïman, caïmanteur – Côte d’Ivoire
Connaissez-vous les mœurs du caïman ? Ce crocodile, qui vit dans les rivières d’Afrique, attend le départ des chasseurs pour revenir à la surface. Alors, faire caïman ou caïmanter, qu’est-ce que cela veut dire ?
Se lever la nuit, après le passage du surveillant, pour étudier dans le dortoir. Autrement dit, travailler beaucoup. « Pas question d’aller gazer ce soir, faut caïmanter ! » Un caïman ou un caïmanteur, c’est donc, dans l’argot des étudiants, un sacré bûcheur.

 

Motamoter

Motamoter, motamoteur – Cameroun
« C’est du mot à mot » disent, en France, les professeurs quand un élève aligne les mots, de manière mécanique, sans chercher à comprendre ce qu’il lit. Au Cameroun, matomoter c’est apprendre ses leçons mot à mot et le motamoteur est un véritable… moteur à paroles.

 

Etre amouré

Tomber amoureux – Mali

Un garçon (ou une fille) vous a tapé dans l’œil, ça y est, vous avez le béguin. Comment lui dire ? A Yaoundé (Cameroun), vous avouerez : « Je glisse pour toi » ; à Bamako (Mali), vous murmurerez à son oreille : « Je suis amouré(e). »

A Ouagadougou (Burkina Faso), si certains sont kaoté (complètement KO), c’est qu’ils sont victimes d’un coup de foudre. A Kinshasa (Congo), une fille peut vous mettre chaos (sens dessus dessous).

Quand, dans les rues d’Abidjan, un garçon croise une jolie fille, il la complimente ainsi :  » Bellesse, tu m’enjailles trop ! » Ce qui veut dire ? « Beauté, tu me plais grave ! » A qui peut s’adresser pareille douceur ? A une fresnie (jolie fille aux rondeurs fraîches), à un petit modèle (une jeune fille mince au look moderne), à une fille bien culottée (qui a de grosses fesses). A chacun ses goûts.

Parfois hélas ! Les querelles d’amoureux surgissent, ici ou là. Au Sénégal, il se peut que l’on désenchante (de désenchanter). C’est pire que déchanter. On ne chante plus, on n’est plus enchanté, c’est sûr, le charme est rompu

 

 

Ambiancer

Un joyeux luron qui aime faire la fête – Afrique de l’Ouest

Ambiancer… c’est s’amuser, faire la fête ou mettre de l’animation dans une soirée : « Ca va ambiancer ce soir ! » Un ambianceur…c’est un joyeux luron, qui aime fréquenter les endroits où l’on fait la fête et y créer une atmosphère de gaieté : « Distribution de cadeaux aux ambianceurs. » Une ambiance… c’est une fête joyeuse, où l’on danse : « je vais à une ambiance demain chez Koffi. Tu viens ? ».
En Côte d’Ivoire, sortir, faire la fête, s’éclater, c’est gazer : « Je vais gazer ce soir… » Les gazeurs, se sont ceux qui aiment ça : « Elle décale trop bien, c’est une vraie gazeuse ! » Décaler ? C’est danser… Un gazoil ? Un endroit branché pour faire la fête : « Je connais tous les gazoils d’Abidjan. » Jolie série imaginée à partir de gazer, verbe que le français familier utilise : « Ça gaze ? » est, chez nous, une manière familière de demander « Ça va ?

 

Faire la beauté

Faire la beauté – Afrique centrale

Ici et là, en Afrique, on est fort coquet et l’on passe du temps à se faire beau. Au Tchad, on fait la beauté ; au Bénin et au Togo, on fait la galanterie ; en Côte d’Ivoire, on fait le galant. « Avec son costume cravaté, il fait le galant » : cela ne signifie pas que celui-là fait le joli cœur, mais qu’il est élégant. En France, nous ignorons ce sens de galant, il a pourtant été imaginé à partir de gala (grande fête où les participants se doivent d’être élégants). « Un boubou de soie, c’est bien plus galant, mais c’est très cher. »

En Afrique toujours, certains sont même fous d’élégance. A Dakar, (Sénégal) on les appelle des JP. (Jeunes Premiers), à Cotonou, (Bénin) des jaguars (cet animal est très beau, en effet), à brazzaville, (Congo) des sapeurs. Ces derniers sont des accros à la sape… Autant dire qu’ils adorent les fringues. Sape est un mot d’argot français désignant un complet, vêtement masculin élégant. Un sapeur qui se respecte appartient à un SAPE : Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes. Ce sigle est un jeu de mots ! A Brazzaville, la sape, c’est tout un art.

 

Cadonner

Offrir un cadeau – Tchad

Joli mot inventé pour dire « offrir » à partir du mot cadeau.
Les tchadiens ont fabriqué cadonner (donner un cadeau), les Sénégalais ont bricolé cadoter ou cadeauter : « Mon chéri-coco m’a cadeauté un boubou. »

 

 

Un complet-pagne

Vêtement pour femme – Afrique de l’Ouest

En Afrique de l’Ouest, les femmes disposent d’un joli choix de pagnes. A commencer par le classique complet pagne : corsage, jupe et foulard de tête coupés dans le même tissu. En côte d’Ivoire, chaque pagne a une signification selon son motif. Là, une femme mariée choisira Mari-capable ou Désolée, je suis casée… Une fille célibataire qui cherche un homme préfèrera Liberté totale ou Dommage, tu rates quelque chose… Une fille célibataire qui veut, au contraire, tenir les hommes à distance revêtira Attention, chienne méchante ou Va jouer ailleurs.  Les jalouses ont le choix entre L’œil de ma rivale et Ton pied, mon pied, tu sors, je sors… Porter un pagne, c’est faire tout un cinéma.

 

 

Une paire de sans-confiance

une tong, une claquette, une sandale à lanières – Cameroun
Partout où il fait chaud, les chaussures ouvertes semblent idéales. Quoique…Au Cameroun, la tong s’appelle sans-confiance ; en Afrique de l’Ouest, c’est une tapette ou une pet-pet. En Côte d’Ivoire, les sandales en plastique ont pour nom en-attendant (on les achète en attendant de pouvoir s’acheter de vraies chaussures).

Aller au pas de caméléon

 

Marcher lentement – Congo Brazzaville

Très lentement. Aller au pas de caméléon… c’est avancer comme un escargot.

 

Camembérer

Sentir des pieds – Sénégal

Au Burkina, en ville, on porte des « fermées » (chaussures fermées). Il y a un risque : s’il fait chaud, ça peut camenbérer, comme on dit au Sénégal ! A votre avis, que veut dire camembérer ? Puer des pieds… Au Mali, les élégants choisissent le sentimental, chaussure de ville à bout pointu. Où cela va-t-il se nicher ?

 

Avoir une grande bouche

Être bavard – Niger

Comme partout, en Afrique, il y a des bavards. A Niamey, ceux qui adorent parler ont une grande bouche. Leurs cousins de Bangui (République africaine) ont la bouche qui marche. Et ceux de Cotonou (Bénin) ont la bouche sucrée.

 

 

S’en-fout-la-peur

 

Téméraire, intrépide – Afrique de l’Ouest

Il n’y a pas plus imagé que intrépide ? Ben si : s’en-fout-la-peur.
Au Congo Kinshasa, il n’y a pas plus court que avoir la frousse ? Ben si : frousser.

 

 

Chercher palabre

 

Faire palabre, chercher palabre – Côte d’Ivoire

Palabre a le sens de discussion, oui mais aussi celui de querelle : « Ne te fâche pas, c’est pas palabre ! » En effet, à trop durer, une palabre peut s’envenimer et tourner à la dispute. Il faut alors aller chercher des amis pour régler la palabre (mettre fin au conflit). « – Toi, là, tu cherches palabre, non ? – Si tu étais arrivé à l’heure, je ferais pas palabre. »

Partout en Afrique, on palabre (on discute longuement). Il existe même des arbres à palabres, sous lesquels on s’installe, dans les villages, pour discuter des questions importantes. Palabre vient de l’espagnol palabra qui veut dire « parole ».

 

Mordre le carreau

 

Être vaincu – Burkina Faso

Être battu à plate couture, vaincu… Comme celui qui a été jeté à terre au cours d’une lutte. C’est peut-être pire que de « mordre la poussière », comme on dit en France.

 

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 C’est caillou

 

C’est caillou – Burkina Faso

C’est dur ! Sur le chemin de la vie, il y a des cailloux et l’on peut trébucher

←Etre  né quelque part 

 

 

 

 

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Velibor Colic , Les Bosniaques

Les Bosniaques, Velibor Colic, 1994, traduction de Mireille Robin, 2000

Ecrivain né en 1964 en Bosnie , Velibor Colic perd tout pendant la guerre. Enrôlé dans l’armée bosniaque et déserteur, il fera l’expérience des combats et de l’emprisonnement. Il vit actuellement en France

ADEM

Comme le premier homme, il s’appelait Adem (Adam). Nul d’entre nous ne connaissait son nom de famille. Il vivait avec sa mère à la périphérie de la ville, dans une maisonnette en briques crues. Dans sa prime enfance, Adem avait été attaqué par des oies qui lui avaient endommagé la colonne vertébrale. Depuis ce temps, il n’était qu’un homme à demi. Il avançait courbé comme la lame d’une faucille, il était marqué ― ce qui est en Bosnie la plus grande des malédictions, les personnes stigmatisées étant livrées à la rue.

Dans la rue, Adem y était le premier jour de la guerre. Sa tête de moineau ne pouvait pas comprendre de quoi il s’agissait. Il demandait ce qui se passait à ses concitoyens qui se hâtaient tous en quelque direction ; ceux-ci lui répondaient : « C’EST LA GUERRE, NOM DE DIEU. » La guerre, il en avait entendu parler tout au long des quarante années de sa vie, il s’en faisait une petite idée.

La ville se vidait.

Pour la première fois, Adem s’empressa de rentrer chez lui.

Là, dans sa maison, il se trouva nez à nez avec d’étranges soldats ; il comprenait leur langue, reconnaissait parmi eux certains de ses voisins, mais il n’arrivait pas à comprendre ce qu’ils lui voulaient. Ils étaient ivres, arrogants et ivres.

Ils le rouèrent de coups. Il n’était pas à même de supposer quelle part d’humiliation, pour lui comme pour eux, recelait ce passage à tabac. Il geignait doucement tandis que s’abattaient sur lui leurs pognes solides et saines, qu’il respirait leur haleine avinée. Jamais sa bosse n’avait été aussi lourde.

Quand il perdit connaissance, la nuit tombait, la première journée de la guerre en Bosnie s’ache­vait.

Quelques jours plus tard, nous vînmes à passer dans les faubourgs de la petite ville entièrement détruite. Quelqu’un eut l’idée d’aller jeter un coup d’œil dans la masure de briques crues qui, par prodige, était restée intacte.

Nous fûmes assaillis par une puanteur terrible, douceâtre.

Pour la première fois de sa vie, Adem se tenait droit.

Il était debout contre le mur de sa maison natale, empalé sur un pieu. On lui avait cassé la colonne vertébrale pour la redresser.

Modrica, Bosnie-Herzégovine, mai 1992

FILLETTE ANONYME

Devant une des rares maisons musulmanes du quartier serbe de Modrica, on découvrit, dans une bétonneuse, le cadavre broyé d’une fillette de neuf ans, nue.

Depuis le début de la guerre, il n’y avait plus d’électricité à Modrica. On avait donc dû tourner la bétonneuse à la main.

Modrica, Bosnie-Herzégovine, mai 1992

JOZO

Les gardiens du camp de concentration de Doboj traînèrent par les couilles le prisonnier Jozo jusqu’aux sanitaires de l’ancienne caserne de l’Armée fédérale transformée en prison.

Là, quand il se redressa enfin, il vit l’emblème serbe (les quatre « C ») dessiné sur un miroir au moyen d’excréments humains.

On l’obligea à le lécher.

Doboj, Bosnie-Herzégovine, avril 1992

Les  ravages de la guerre 

 

 

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Sylvie Germain Magnus

Sylvie Germain, Magnus (2005) – extrait du fragment 6

Magnus, roman composé sous forme de fragments, retrace la quête d’identité du personnage central, lequel a perdu la mémoire de ses cinq premières années. Dans le fragment 6, la fin de seconde guerre mondiale a signé la défaite des Allemands et des nazis ; l’enfant a dès lors bien du mal à comprendre ce monde et ces adultes, qui lui ont pourtant raconté de si belles histoires…

Il est vrai que Franz a déjà neuf ans, mais il n’est nullement pressé d’entrer dans les rangs des adultes. En grandissant, il commence à mieux comprendre leurs comportements, leurs plaisirs et leurs tracas, mais sans encore en pénétrer la signification. Et il ne cherche pas à approfondir sa compréhension de la nébuleuse des grandes personnes, car le peu qu’il en déchiffre ne lui paraît guère captivant. Il devine quelque chose de mesquin, de misérable même parfois, dans leurs préoccupations autant que dans leurs satisfactions. Et puis, ils se révèlent bien peu fiables[1]. Ils vaquent tranquillement à leurs affaires pendant des années, et subitement ils abandonnent tout, se sauvent, changent de nom comme de chemise, et à la fin s’enfuient au bout du monde.

Il y a pire : les adultes  sont capables de tout casser, tout brûler – les maisons, les ponts, les églises, les routes, des villes entières… Il a vu cela et il vit toujours dans un paysage de ruines. Mais il semble qu’il y ait encore pire que cette folie-là : la destruction, non plus seulement des villes, mais de peuples entiers. Voilà qui dépasse l’entendement du jeune Franz. Il a entendu des histoires invraisemblables à ce sujet, et surtout aperçu des photos qui à la fois fascinent et aveuglent le regard – des monceaux de corps squelettiques pareils à des fagots de bois blanc jetés en vrac, des morts-vivants aux yeux énormes hallucinés dans des trous d’ombre, des enfants si maigres et fripés qu’ils ressemblent à de petits vieillards à tête chauve, trop lourde pour leur cou réduit à la taille d’une tige de rhubarbe. Et sa mère, loin de lui expliquer quoi que ce soit, de l’aider à affronter ces révélations qui provoquent une déflagration[2] mentale et laissent la pensée à plat, en miettes, refuse d’en discuter, elle s’acharne à nier les faits, allant jusqu’à taxer les informations de mensonges, et de trucages les photographies divulguées. Et elle déclare, avec autant de conviction que de rancœur, que c’est précisément à cause de toutes ces calomnies[3] répandues par les vainqueurs que son mari a été contraint de fuir, et elle dit qu’il lui tarde d’aller le retrouver, de quitter à tout jamais ce pays qu’elle a pourtant tellement aimé, mais qui a perdu toute grandeur depuis qu’il est orphelin de son Führer. Franz ne sait ni comment ni quoi penser, il a du mal à distinguer les frontières du réel, à faire la part entre la vérité et les mystifications[4] ; il flaire bien de forts relents de mauvaise foi et de malhonnêteté dans les propos acrimonieux[5] de sa mère, mais Thea conserve de l’ascendant sur lui et ce qu’elle affirme fait autorité, vaille que vaille.



[1] Digne de confiance

[2] Explosion violente

[3] Accusation mensongère

[4] Tromperie, déformation de la réalité en l’embellissant

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Sylvie Germain, Le livre des Nuits

Sylvie Germain, Le Livre des Nuits, 1985

III, « Nuit des Roses », chapitre 4

 

 

Un autre jour, alors que Mathurin, Augustin et Dieudonné Chapitel se tenaient épaules contre épaules au ras d’une tranchée d’où ils tentaient de repousser l’attaque d’un groupe de fantassins alle­mands, après une interminable mitraille le calme tomba abruptement. « Quel silence ! chuchota Mathurin, on se croirait au commencement du monde! — Au commencement, ou à la fin? » fit Dieudonné en scrutant l’immense paysage de cratères fumants qui s’étendait au ras de son regard. Mais ce n’était ni le commencement ni la fin du monde, tout juste une courte pause, le temps de recharger et de réajuster les tirs. Dieudonné n’avait pas plutôt posé sa question qu’un sifflement aigu de balles vint la trancher. Puis à nouveau le silence retomba, comme pour mieux souligner la réponse apportée. « Ben tu vois, conclut Augustin à l’adresse de Dieudonné, c’était pas la fin. » Mais Dieudonné n’ajouta rien de plus, il se contenta de laisser tomber son casque sur l’épaule d’Augustin. Un casque rempli à ras bord d’une matière blanchâtre et molle, fumante, qui se déversa dans les mains d’Augustin. Dieudonné, le crâne parfaitement décalotté et béant, scrutait toujours l’horizon.

À partir de ce jour les récits d’Augustin ne parlèrent plus que de boue et de sang, de faim, de froid, de soif et de rats. « … Nous avons passé trois jours terrés au fond d’un trou d’obus, encerclés par une mitraille continue. On a fini par boire l’eau croupie des flaques boueuses et même par lécher nos vêtements. Il gèle à pierre fendre, nos capotes craquent de croûtes de glace. Il y a avec nous des Noirs. Ils sont encore plus malheureux que nous, si cela est possible. Ils tombent tout de suite malades et ils toussent, ils toussent tout le temps, et ils pleurent. Si tous les gens savaient comme on souffre ici, comme c’est l’enfer ici, eh bien eux aussi ils tomberaient malades et ils pleureraient, sans plus pouvoir s’arrêter, jamais. Blanche, elle avait vu tout cela, elle avait tout compris, avant même que ça commence. C’est pour ça qu’elle est morte. Elle était trop douce, trop gentille, Blanche, alors elle est morte de chagrin. C’est vraiment trop de douleur. L’autre jour, un de ces Noirs est devenu fou. Cinq de ses camarades projetés en l’air par un obus sont venus s’écraser autour de lui, en morceaux. Alors il s’est assis au milieu de ces débris de corps et il s’est mis à chanter. A chanter comme ils chantent chez eux. Puis il s’est déshabillé. Il a jeté son fusil, son casque, a arraché ses vêtements. Il s’est mis tout nu. Et là, au milieu du cercle tracé par ses camarades en lambeaux, il s’est mis à danser. Je crois que les Boches en face étaient aussi étonnés que nous. Ça a duré longtemps, il neigeait. Il y en a dans la tranchée qui pleuraient de voir ça. Parce que son chant, ça fait rien si on y comprenait rien. C’était beau. Moi, j’avais envie de crier, et d’aller le rejoindre, mais j’étais comme paralysé. Et son corps, si long et mince, si noir, il était beau aussi. Beau à devenir fou. Mathurin, il a dit comme ça C’est plus possible, la terre va s’arrêter de tourner. Eh bien, non, la terre n’a pas arrêté de tourner, et il s’est trouvé un salaud qui a eu le cœur de descendre le grand Noir, de tirer sur lui, un homme tout nu. Et je ne sais même pas de quel côté on a tiré, si c’est du nôtre ou de l’autre. J’ai pleuré. Et Mathurin, lui, voilà qu’il voulait aller chercher le corps, pour le garder, le consoler. Beaulieu et moi on a dû le retenir, il aurait sinon été tué aussitôt. Blanche, elle a eu raison de mourir, de mourir tout de suite. Au moins elle, on l’a couchée proprement dans la terre, dans le silence, dessous les fleurs. Ici, on est écrasé dans la boue, et nos restes, les rats les bouffent. »

Mais il n’était même pas sûr que Blanche ait eu raison de mourir, car même sa paix avait été violée. Les exigences de l’occupant ne connaissaient en effet plus de limites et partout où il faisait loi il s’emparait de tout, dépouillant les reclus de la guerre jusque de leurs loquets de portes et de fenêtres, de leurs matelas et même des poils de leurs chiens et de leurs chats. À force de démunir ainsi les vivants de leurs moindres biens, l’occupant en arriva à se tourner vers les morts et à les rançonner, fourrageant à fond dans les cimetières pour s’assurer que rien n’y était soustrait à sa rapacité dans l’ombre des caveaux. Il en fut ainsi au cimetière de Montleroy et tant la tombe des Valcourt que celle des Davranches furent ouvertes et fouillées. « Vive-l’Empereur » fut même contraint de déposer une fois de plus les armes, — on lui vola son vieux fusil rouillé et on lui arracha les boutons de son uniforme. Le Père-Tambour, lui, fut dépossédé de la croix de bronze qu’il portait sur la poitrine, et le clocher de Saint-Pierre lui-même fut délesté de sa vieille cloche fêlée. Seule la poupée glissée par Margot auprès de Blanche ne fut pas dérobée. Un petit paquet de vieux chiffons pourris.

 

Augustin continuait à tenir son journal, au hasard des jours et des nuits. Il ne savait même plus pour quoi, pour qui, il faisait encore cela. Au début, il avait écrit pour les siens, pour sa famille et pour Juliette, afin de garder un lien avec eux, de demeurer, tout en étant soldat, avant tout un fils, un frère, un fiancé, – un homme en vie sauvegardé par l’amour. Mais la vie refluait sans cesse, l’espoir se raréfiait, et la colère se glissait dans son cœur. Déjà il n’écrivait plus pour les siens, il écrivait pour personne, pour rien, — il écrivait contre. Contre la peur, la haine, la folie et la mort.

Ange Luggieri se laissa tuer pour un rayon de soleil. L’hiver avait été si long, si rude, que lorsque le printemps amorça une faible percée Ange ne put s’empêcher de pointer le bout de son nez en l’air, risquant une tête d’enfant ravi au-dessus du muret de sacs de sable derrière lequel il s’abritait : «Sentez donc ça, les gars, c’est le printemps ! » s’exclama-t-il en dressant son visage vers le ciel bleuissant. Mais une grenade doubla de vitesse le timide rayon de soleil et emporta la tête du soldat Luggieri dont le souri allègre éclata en bouillie. Le printemps ne se découragea pas pour autant, il s’entêta à faire éclore sur la terre éventrée des pâquerettes rosées, des touffes de pervenche et de cresson doré, des primevères et des violettes dont l’odeur dérivait dans l’air saturé de relents de poudre et de pourriture. Et comme pour souligner encore la joliesse dérisoire de cette effloraison des oiseaux invisibles se prenaient à chanter. Ils rentraient s’établir sur leur terre, sans souci de la guerre qui la leur disputait pourtant avec rage, et l’on pouvait entendre en contrepoint de la mitraille le léger gazouillis des fauvettes et les sifflements flûtés des grives et des merles. Mais d’autres animaux, plus nombreux et visibles, s’égaillaient également sur le champ de bataille. Ceux-là ne migraient pas avec les saisons, mais avec les allées et venues de la guerre seulement. C’étaient les rats, qui n’attendaient même plus que les soldats soient morts, s’attaquant aussi bien aux blessés sur les brancards.

« En fait les rats c’est nous, écrivit Augustin. Nous vivons comme des rats, à ramper jour et nuit dans la gadoue, les décombres, les cadavres. Nous devenons des rats, sauf que nous on a le ventre creux alors qu’eux ils ont la panse si pleine qu’elle leur pend. Et puis il y a la vermine qui grouille jusque dans nos gamelles. » Elle finit même par grouiller dans l’imagination des soldats qui s’amusaient à attraper poux et punaises pour les faire griller sur le feu après les avoir baptisés Hindenburg, Falkenhayn, Berlin, Munich ou Hambourg et les avoir cérémonieusement décorés de la croix de fer. Les autres, en face, en faisaient tout autant.

Quelques regains de froid vinrent encore défier le printemps, puis l’été prit le dessus. La guerre s’éternisait toujours. « Tout tremble. La terre est comme un gros animal pris de vomissements. Je ne sais même pas quel jour, quelle heure c’est. Des colonnes de fumées noires, suffocantes, passent en trombe. Le ciel est noir comme une énorme cheminée qu’on n’aurait pas ramonée depuis des siècles. On ne voit même plus le soleil, et pourtant il fait chaud comme dans un four. On nous ordonne de tirer. Alors on tire. Mais on ne sait même pas sur quoi, sur qui. On ne voit rien. La fumée brûle les yeux. On tire les paupières fermées, gonflées de terre et de fumée. Parfois je me dis : « Tiens, je suis mort, et je tire encore. Je vais tirer comme ça toute l’éternité. Tirer, tirer, sans plus jamais arrêter, car il n’y aura pas de jugement dernier pour mettre fin à cette horreur. C’est la mort, je suis là, et je tire. » Voilà ce que je me dis. Eh bien non, la fumée s’est dissipée, le tir a cessé. Ce n’était pas l’éternité. Je me suis frotté les yeux, quand je les ai rouverts, j’ai aperçu Adrian qui avait dégringolé juste à côté de moi. J’ai cru qu’il avait culbuté et qu’il rigolait, la tête à la renverse. Mais quand je me suis approché, j’ai vu. Il avait la mâchoire fracassée, et plus de nez. Il avait aussi perdu une oreille et un œil. Malgré tout, je l’ai reconnu. Il restait un œil, un œil d’un bleu très vif, comme une fleur de chicorée. Voilà, encore un camarade de tué. Quand ce sera mon tour, je ne pourrai pas raconter comment ça s’est passé. Mais ça ne fait rien, car il n’y a plus rien à raconter, déjà. C’est toujours la même chose. Alors vous autres, vous pourrez bien inventer comment ça s’est passé pour Mathurin ou pour moi quand on sera tués. Parce que maintenant, vous savez tout. Mais c’est quand même encore rien ce que vous pourrez savoir. Et puis, peut-être que vous ne recevrez jamais ce cahier. »

Les  ravages de la guerre  

 

 

 

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Entrer par un groupement de textes sur les ravages de la guerre

 Les ravages de la guerre 

Gwenn-Aëlle Geffroy,

Lycée Montebello, Lille

 

 

Niveau : Troisième ; Première

Objet d’étude, thème du programme : En complément d’une lecture intégrale : récits d’enfance et d’adolescence, 3ème / Le roman et ses personnages, 1ère / La question de l’homme, 1ère

 

Objectifs généraux du projet : Actualiser et élargir la réflexion sur la guerre ; étudier les modes de représentation littéraire de la guerre – comment dire l’horreur ?

 

Corpus :

Le Livre des Nuits, Sylvie Germain (texte en écho)

Magnus, Sylvie Germain (texte en écho)

Le journal de Zlata, Zlata Filipovic, anthologie p. 157

Le journal de Lumi, Lumi Dyla, anthologie p. 276

Extraits des Bosniaques, Velibor Colic (texte en écho)

 

En prolongement :

A propos de courage, Tim O’Brien, anthologie p. 357

Si c’est un homme, Primo Levi, anthologie p. 239

 

 

lecture

Le corpus permet de confronter l’écriture liée à l’expérience vécue, au témoignage, à l’écriture romanesque de Sylvie Germain qui allie poésie et violence réaliste.Les extraits de Magnus, du Journal de Zlata et du Journal de Lumi proposent tous trois des points de vue d’enfants sur la guerre.Ceux de Velibor Colic, écrivain bosniaque, permettent de comprendre la force de l’écriture « blanche », neutre, pour dénoncer.Le texte de Tim O’Brien se rapproche quant à lui davantage de l’essai et invite à un autre regard sur la guerre. Il peut utilement être confronté à l’extrait de Primo Levi, même s’il s’agit ici davantage d’une réflexion sur l’univers concentrationnaire – néanmoins intimement lié à la seconde guerre mondiale.L’ensemble des textes permet de réfléchir à la question de l’homme.

culture humaniste / histoire des arts

L’extrait du roman de Sylvie Germain gagne à être mis en regard avec la description des combats dans les tranchées dans le film Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet (2004).On peut aussi associer à ce corpus des représentations de l’horreur de la guerre telles que celles d’Otto Dix.

Types d’écrits possibles

Ecriture d’invention permettant de cerner au plus près la spécificité de l’écriture d’un Velibor Colic (ou d’un Primo Levi) : Vous raconterez et décrirez à votre tour un fait terrible en adoptant une objectivité apparente, c’est-à-dire sans prendre de parti explicite. Votre texte aura pour objectif de dénoncer l’horreur de certaines situations sociales ou le mal commis lors d’un fait historique de votre choix.

Ecriture d’invention autour de Magnus :

1/Pour cerner la spécificité du point de vue interne utilisé : Réécrire l’extrait en utilisant la première personne du singulier.

2/ Un enfant regarde le monde des adultes. Vous écrirez ses pensées intérieures sous forme de monologue intérieur ou en adoptant un point de vue interne (1ère ou 3ème personne au choix). Vous commenterez vos choix d’écriture à l’issue de votre travail.

 

Dissertation (1ère): La dénonciation de la violence, quelle qu’elle soit, vous semble-t-elle plus forte lorsqu’elle est représentée de manière fictive ou lorsqu’elle se présente comme un témoignage ?

 

oral

 Outre, bien entendu, la question fondamentale du Mal posée par ce corpus, ce dernier invite à interroger la notion d’écriture littéraire.

 

 

 

 

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Shahriar Mandanipour, En censurant un roman d’amour iranien

Shahriar Mandanipour, En censurant un roman d’amour iranien

(Traduit de l’anglais par G.-M. Sarotte, Seuil, 2011)

 

Extrait 1

 

Je suis un écrivain iranien las d’écrire des récits sombres et amers, des histoires peuplées de fantômes et de narrateurs décédés qui ne peuvent se terminer que par la mort ou la destruction. Je suis un écrivain qui, au seuil de la cinquantaine, a compris que le monde prétendument réel qui nous entoure contient déjà assez de morts, de destruction, de chagrin, et qu’il n’a pas le droit d’alourdir davantage l’atmosphère de défaite et de désespoir. […]

Pour toutes ces raisons, et pour toutes celles que, comme d’autres écrivains, je découvrirai sans doute plus tard, je veux de tout mon être écrire un roman d’amour. L’histoire d’amour d’une jeune fille qui n’a jamais vu l’homme qui est amoureux d’elle depuis un an et qu’elle aime beaucoup. Une histoire dont le dénouement débouche sur la lumière. Une histoire qui, même si elle ne se termine pas bien comme les films romantiques hollywoodiens, aura quand même un dénouement qui ne fera pas craindre à mes lecteurs de tomber amoureux. Et, bien sûr, ce sera un roman qu’on ne pourra pas accuser d’être politiquement engagé. Le problème, c’est que je souhaite publier mon roman d’amour dans mon pays. À l’encontre de ce qui se passe dans beaucoup de pays, écrire et publier un roman d’amour dans mon Iran bien-aimé n’est pas tâche facile. Après la victoire de l’une de nos dernières révolutions – durant laquelle nos cris assourdissants de liberté retentirent dans tout l’univers, grâce aux médias occidentaux -, une constitution islamique fut rédigée, afin de remédier à vingt-cinq siècles de dictature monarchique. Cette nouvelle constitution autorise l’impression et la publication de tout livre et journal et interdit formellement la censure et tout examen préalable. Malheureusement, cependant, notre constitution ne signale pas que ces livres et autres publications ont le droit de sortir librement de l’imprimerie.

Durant les jours qui suivirent la révolution, après l’impression d’un livre, afin d’obtenir l’autorisation de le distribuer, l’éditeur devait en présenter trois exemplaires au ministère de la Culture et de l’Orientation islamique. Or, si le ministère jugeait le livre corrupteur, les exemplaires déjà imprimés ne pouvaient quitter l’atelier et restaient enfermés dans l’entrepôt, à l’abri des regards. En plus d’avoir payé les coûts d’impression, l’éditeur devait soit régler les frais de garde, soit recycler les livres pour fabriquer du carton. Le système avait mené nombre d’éditeurs au bord de la faillite.

Depuis peu, pour limiter le risque financier et éviter que, dans l’attente d’une autorisation de sortie, les livres moisissent dans les entrepôts durant des années, se fondant sur un accord mi-verbal mi-officiel, avant d’imprimer le livre pour de bon, l’éditeur indépendant va volontairement, en personne, porter trois exemplaires du manuscrit, préparé avec le logiciel de dernière génération de mise en forme du texte, au ministère de la Culture et de l’Orientation islamique afin de recevoir un permis d’impression.

Dans l’un des services du ministère un homme surnommé Porphyre Petrovitch (oui, c’est le nom du juge d’instruction qui doit résoudre les meurtres de Raskolnikov[1]) est chargé de lire soigneusement les livres, en particulier les romans et les recueils de nouvelles, et surtout les histoires d’amour. Il souligne chaque mot, phrase, paragraphe, voire chaque page qu’il considère comme inconvenants et susceptibles de porter atteinte à l’ordre moral et aux valeurs traditionnelles de la société. Si trop de passages sont soulignés, il est probable que le livre ne sera pas jugé digne d’être imprimé. S’ils ne sont pas trop nombreux, l’éditeur et l’écrivain sont informés qu’ils doivent seulement modifier certains termes ou certaines phrases. Pour M. Petrovitch ce travail n’est pas seulement une vocation, c’est une responsabilité morale et religieuse. Autrement dit, une sainte mission. Il doit empêcher que des formules et des termes immoraux et corrupteurs apparaissent sous les yeux de personnes simples et innocentes, surtout les jeunes, et polluent la pureté de leur esprit. Il lui arrive même de se dire : «Attention, mon vieux ! Si un mot ou une expression échappe à ta plume et trouble un jeune, tu pécheras avec lui, ou, pire, tu seras aussi coupable que les dépravés qui produisent des photos et des films pornographiques et les fournissent illégalement aux amateurs.»

De son point de vue, les écrivains sont en général des gens sournois, immoraux et impies, certains d’entre eux étant, directement ou indirectement, des agents du sionisme et de l’impérialisme américain qui tentent de le tromper avec leur ruse et leurs astuces. Vu son grand sens des responsabilités, quand il lit les tapuscrits, le cœur de M. Petrovitch bat comme un fou. Alors qu’il avance dans sa lecture, page après page, les mots commencent peu à peu à se livrer à d’étranges ébats sous ses yeux. Au milieu du murmure des mots dans sa tête, il entend de mystérieux chuchotements qui le mettent sur ses gardes. Pris de soupçons, il revient quelques pages en arrière et lit plus attentivement. À présent, la sueur perle sur son front et ses doigts sont pris de tremblements en tournant les pages. Plus il se concentre, plus les termes criminels se défilent. Ils s’esquivent, les phrases s’entremêlent. Allusions discrètes, assertions claires, insinuations et connotations tapies dans l’ombre se mettent à tourbillonner dans sa tête, créant un véritable charivari. Il constate que certains fils de putes de mots se prêtent des lettres pour créer des termes grossiers ou des images obscènes. En tournant, les pages font un bruit qui évoque le couperet de la guillotine qui tombe. M. Petrovitch entend la tempête des mots se déchaîner dans sa tête. Il hurle : « La ferme, nom de Dieu! »

[…]

C’est à cause de cette torture psychologique que l’examen d’un seul livre peut durer une année, cinq même, voire vingt-cinq.

Voilà pourquoi maints romans, surtout les histoires d’amour, au cours de leur périple dans le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique sont blessés, amputés, ou carrément mis à mort.

 

 

 

 

 

 

 

 Extrait 2

Dans le roman d’amour que je veux écrire, j’avancerai sans encombre tant que mes premières phrases décriront la beauté des fleurs printanières, la brise odorante et le soleil brillant au milieu d’un ciel d’azur. Cependant, dès que je commencerai à parler du héros et de l’héroïne, de leurs actions et de leurs conversations, le visage en sueur, la mine furieuse et l’expression de reproche de M. Petrovitch surgiront devant moi. Demandez-moi :

Que voulez-vous dire ?

Afin que je vous réponde:

Dans cette histoire d’amour, je dois avoir une protagoniste ct un antagoniste, ou vice versa. Alors, sans aucun doute, avec l’Insoutenable Légèreté de la curiosité vous voulez demander : Il ne doit pas y avoir un homme et une femme dans une histoire d’amour iranienne ?

Posez la question et je répondrai :

Eh bien, en Iran, il existe une présomption politico-religieuse que toute proximité, toute conversation entre un homme et une femme qui ne sont ni mariés ni parents conduisent à  commettre un péché mortel. Ceux qui livrent ces préliminaires à un texte, et ce texte au péché, outre les châtiments qui les attendent dans l’autre monde, recevront ici-bas de la part des tribunaux islamiques une peine d’emprisonnement, de flagellation, voire de mort. C’est pour empêcher ces préliminaires et ces péchés mortels qu’en Iran, à l’école, à l’usine, au bureau, dans les autobus et aux réjouissances de noces les femmes et les hommes sont séparés. Autrement dit, on les protège les uns des autres. Bien sûr, d’honorables clercs ont jugé que sur les trottoirs la circulation des piétons doit être également ségréguée. […] Ils ont présenté leur projet, élaboré grâce à l’avis de leurs experts, de la manière suivante : le matin, par exemple, les hommes auront l’autorisation de marcher sur le trottoir de droite, tandis que, l’après-midi, ce sera le tour des femmes. À l’inverse, sur le trottoir de gauche, le matin les femmes et l’après-midi les hommes auront le droit d’aller et venir. Ainsi donc, les deux sexes auront accès aux boutiques situées des deux côtés de la rue. Quelques-uns de ces religieux désapprouvent et critiquent même les films qui ont reçu le visa de censure délivré par le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique, parce que dans de rares scènes l’acteur et l’actrice qui jouent le rôle du mari et de l’épouse, ou du frère et de la sœur, sont montrés en tête à tête dans la cuisine ou dans la salle de séjour. Ces messieurs considèrent qu’un homme et une femme qui ne sont pas mahram – autrement dit, ni mariés ni parents proches – ne doivent jamais se trouver seul à seul, dans une pièce ou dans tout autre endroit fermé.

[…]

J’espère que ce préambule vous a permis de comprendre pourquoi il n’est pas facile de publier un roman d’amour en Iran.

Maintenant demandez-moi comment j’espère écrire et publier une histoire d’amour, afin que je puisse expliquer:

En tant qu’auteur expérimenté je serai peut-être capable, me semble-t-il, d’écrire mon roman de telle sorte qu’il réussisse à survivre au couperet de la censure. Au cours de ma vie d’écrivain, j’ai fini par parfaitement maîtriser les métaphores et les symboles iraniens et islamiques. J’ai aussi beaucoup d’autres tours dans mon sac que je ne vais pas révéler. Je n’avais jadis, en fait, jamais eu vraiment l’intention d’écrire un roman d’amour. Mais la vue de ce garçon et de cette fille qui se rencontrent près de l’entrée principale de l’université de Téhéran, au milieu du chaos d’une manifestation politique, et qui se regardent amoureusement dans les yeux, m’a convaincu d’écrire leur histoire.

Ils se connaissent depuis un an environ et ont échangé de nombreux mots, des phrases entières. Mais c’est la toute première fois, par cette journée de printemps, que la jeune fille pose les yeux sur le visage du jeune homme… Ne soyez pas surpris par le paradoxe contenu dans ces deux dernières phrases… L’Iran est une terre de paradoxes… Si vous demandez :

Se sont-ils rencontrés sur le site Internet d’une agence matrimoniale ?

Je répondrai fermement :

Non.

Et avec encore plus de fermeté j’ajouterai que ces deux personnages sont beaucoup trop innocents et fictionnels pour se rencontrer sur le site d’une agence matrimoniale ou sur ceux qui s’adressent aux internautes à la recherche d’un partenaire sexuel… D’ailleurs, ces derniers sites sont interdits en Iran. Mais permettez-moi de raconter mon histoire.

Comme vous l’avez compris, la fille se prénomme Sara. Le garçon, lui, s’appelle Dara. Inutile de poser la question, j’avoue qu’il s’agit de pseudonymes. Je ne souhaite pas que les personnes réelles aient des problèmes pour avoir commis les péchés ou les actes illégaux dont ils risquent de se rendre coupables au cours de l’intrigue… Bien sûr, le choix de ces pseudonymes, parmi les milliers de prénoms iraniens, a sa propre histoire, que je dois raconter:

Jadis, il y a bien longtemps, quand j’étais à l’école primaire, Sara et Dara étaient deux personnages qui figuraient dans les manuels du cours préparatoire. Sara servait à présenter la lettre S et Dara, la lettre D. À cette époque lointaine, le régime n’était pas islamique mais monarchique. Du point de vue de ce régime, une fois qu’ils avaient été présentés aux écoliers, il n’y avait aucun problème à ce que, dans une autre leçon, Sara et Dara apparaissent seul à seule dans une pièce, pour parler par exemple d’un perroquet afin d’enseigner la lettre P. En ce temps-là, les illustrations représentaient Sara avec de longs cheveux noirs et vêtue d’un chemisier, d’une jupe et de socquettes aux vives couleurs, tandis que Dara portait un pantalon et une chemisette. Ils étaient magnifiques, mais nous ajoutions une moustache à Sara et une barbe à Dara. Des années plus tard, c’est-à-dire quand j’étais étudiant à l’université de Téhéran, nous nous lassâmes du régime monarchiste et déclenchâmes une révolution. Notre réveil se produisit lorsque le shah, suivant les conseils du président des États Unis Jimmy Carter, affirma vouloir donner au peuple d’Iran la liberté politique ainsi que la liberté de parole et de pensée, et, afin de montrer sa bonne volonté, dissout le parti Rastakhiz — le seul parti politique du pays, qu’il avait lui-même créé. Nous criâmes « Liberté ! »… Nous criâmes «Indépendance !»… Et, quelques mois après le début de la révolution, nous ajoutâmes : «République islamique ! »… Dans tout le pays nous mîmes le feu à des banques, parce que, selon la propagande officielle ou souterraine des communistes, les banques étaient les symboles du régime sanguinaire des collaborateurs bourgeois. Nous incendiâmes des cinémas, parce que, selon la propagande officielle ou souterraine des intellectuels, les cinémas étaient la cause du déclin culturel, de l’occidentalisation croissante et de l’influence grandissante de la culture américaine hollywoodienne. Nous brûlâmes des cabarets, des bars et des bordels, parce que, selon la propagande officielle ou souterraine des dévots, c’étaient des foyers de corruption qui propageaient des péchés mortels… Quoi qu’il en soit, quelques années après la victoire de la révolution, dans les manuels du cours préparatoire, un foulard couvrait les cheveux noirs de Sara et un long surtout noir cachait ses vêtements aux vives couleurs. Dara n’étant pas assez vieux pour avoir de la barbe, seul son père en portait une. Selon notre enseignement religieux, un musulman doit être barbu et ne doit pas faire usage de rasoir sur son visage, afin de ne pas ressembler à une femme.

Si j’ai bonne mémoire, quelques années plus tard, Sara et Dara disparurent complètement des manuels de lecture et une autre fillette et un autre garçonnet les remplacèrent – un frère et une sœur, sans le moindre rapport avec le régime corrompu et tyrannique du shah. Vous avez sans doute compris désormais que le choix de Sara et Dara comme prénoms est un subterfuge narratif iranien. […]

À l’époque de la métamorphose de Sara et de Dara, ma fille était élève du cours préparatoire, et certains soirs, à court d’idées, je ne parvenais pas à trouver une nouvelle histoire à lui raconter. Je lui avais par conséquent acheté des livres où les contes étaient meilleurs que ceux que j’inventais moi-même car ils étaient illustrés. Un soir, ayant ouvert Blanche-Neige et les Sept Nains pour le lui lire, je découvris, horrifié, que Blanche-Neige portait un foulard et que deux traits noirs épais couvraient ses bras nus. Ma petite fille me demanda :

« Pourquoi est-ce que tu ne lis pas?»

Je refermai le livre et répondis :

« Il n’y aura pas de conte, ce soir. Endors-toi pour avoir un beau rêve, ma petite… Dors, Baran.»

Nous l’appelions Baran à la maison. Mais sur son certificat de naissance figure un nom que ni sa mère ni moi ne voulions donner à notre fille. Ainsi donc, le prénom de Baran a, lui aussi, une histoire que je vous raconterai un autre soir. À présent, avec votre permission, je dois reprendre le fil de mon roman d’amour.

Demandez-moi comment Sara et Dara se sont connus, puisqu’il est si improbable en Iran qu’un homme et une femme se rencontrent. Comme je l’ai dit, bien que Sara et Dara se trouvent face à face pour la première fois aux abords de la manifestation politique des étudiants, ils avaient en fait commencé à écrire leur histoire d’amour une année auparavant. C’est cette histoire que je souhaite maintenant vous raconter :

Sara étudie la littérature iranienne à l’université de Téhéran. Cependant, pour respecter une loi non écrite, il est interdit d’enseigner la littérature iranienne contemporaine dans les écoles et les universités du pays. Comme tous les autres étudiants, Sara doit apprendre par cœur des centaines de vers et la biographie de poètes morts il y a mille, sept cents, quatre cents ans… Malgré tout, Sara aime la littérature iranienne contemporaine parce qu’elle stimule son imagination.

Cette littérature suscite dans son esprit des mots et des scènes qu’elle n’a jamais osé prononcer ou imaginer, et, bien sûr, cette littérature n’a pas, elle non plus, osé, franchement, explicitement, utiliser ces mots et décrire ces scènes. En fait, lorsque Sara lit un roman contemporain, elle interprète les blancs entre les lignes, et chaque fois qu’une phrase est inachevée et finit par trois points de suspension comme ceci « …» son esprit s’emballe et se met à imaginer ce que pourraient être les mots coupés. Il arrive que son imagination aille plus loin, soit plus audacieuse que celle de l’auteur. Si elle se montre aussi maligne qu’un agent de renseignements et possède le pouvoir de déchiffrer les codes tapis dans l’ombre des formules figées et dans les chuchotements étouffés des mots banals de la littérature iranienne contemporaine, elle trouvera exactement ce qui lui plaît. Elle adore ces trois points parce qu’ils lui permettent d’être elle aussi écrivain.

 

 

 

 

 

Extrait 3

«Allons faire des emplettes, dit-elle.

Pour acheter quoi? »

Elle désigne la robe.

«Quoi? Tu connais le prix de ces robes?

Qu’est-ce que t’en sais? Tu t’es marié combien de fois ?

Je le devine… De plus, je… À dire vrai…

Tu n’as pas d’argent?»

Il hoche la tête d’un air penaud.

« Mais on ne va rien acheter. On va juste faire semblant. Jouer la comédie.»

Ils entrent dans la boutique. Contrairement à la plupart de ses consœurs, la propriétaire entre deux âges est outrageusement fardée. Elle les accueille avec un sourire. Bien que les hommes n’aient pas le droit d’entrer dans ce genre de boutique, elle ne prête guère attention au jeune homme timide et gêné. Elle demande à Sara : «Êtes-vous la future mariée?

Oui.

Voilà bien longtemps qu’une aussi belle future mariée n’est entrée dans ma boutique… Quel est votre style préféré ?»

Elle place devant Sara un catalogue en anglais. Toutes les parties dénudées du corps des modèles, soit les bras et les jambes, ainsi que les cheveux, ont été noircies au Magic Marker.

Je n’aime pas interrompre constamment le déroulement de mon histoire pour fournir des explications, mais il semble que je n’aie pas le choix. En Iran, certaines choses et certains comportements sont si étranges et insolites que sans explications un étranger serait incapable de bien comprendre un récit iranien. Ces précisions sont également importantes pour de jeunes lecteurs iraniens. Par exemple, depuis le jour où une jeune Iranienne de seize ans a regardé le monde, elle n’a vu les magazines de mode qu’après leur traitement au Magie Marker et elle imagine que les magazines du monde entier leur ressemblent. Il faut donc préciser ceci :

Durant plusieurs années après la révolution, l’importation de revues et de livres étrangers était interdite. Puis le gouvernement décida d’ouvrir une petite brèche pour permettre un contact visuel et scriptural avec le monde extérieur. C’est ainsi qu’une section spéciale fut établie dans tous les bureaux de douane pour censurer les publications occidentales à leur arrivée dans le pays. Des agents feuilletaient soigneusement les revues et les magazines auxquels les voyageurs voulaient à tout prix faire franchir la douane – tels que Burda, revue très appréciée en Iran – et arrachaient les pages où figuraient des photos de femmes aux bras nus ou qui ne portaient pas la tenue islamique, avant de les jeter à la poubelle. Un voyageur avait beau insister que de l’autre côté de la page du New Yorker, de Newsweek ou du National Geographic où se trouvait la publicité il y avait un important article, on n’en avait cure. Je vous laisse imaginer combien de centaines de milliers de mannequins, vedettes hollywoodiennes et de belles femmes figurant dans des publicités ont été précipitées dans les poubelles des aéroports iraniens. Plus tard, afin d’empêcher de tels massacres, ces mêmes bureaux de douane inventèrent une nouvelle technique. On fournit à tous les bureaux de douane une grande quantité du ruban adhésif très collant acheté non en Chine dont la colle ne colle pas mieux que la salive mais en Occident. Dès qu’ils apercevaient un bras nu ou une paire de jambes, les agents spéciaux plaçaient un morceau du puissant ruban adhésif sur les membres et, avec une adresse qui est l’apanage des bricoleurs iraniens, arrachaient prestement ces bras et ces jambes de la page du magazine. Mais cette méthode prenait beaucoup de temps […]. De toute façon l’homme a été chassé du ciel et jeté sur la terre afin qu’il soit toujours contraint d’inventer. Après un certain temps, on imagina la technique de l’encre indélébile dont on noircit les membres dénudés. Par la suite, la méthode fut perfectionnée lorsque les marqueurs achetés à l’étranger permirent de les noircir parfaitement et sans merci, tout en ayant la bonté de ne pas tacher le verso de la page.

[…]

Ces dernières années, vu la demande croissante, plusieurs revues de mode ont été publiées en Iran. Dans ces magazines, des photos des dernières modes de Paris et de New York sont fidèlement reproduites, mais au lieu du mannequin il n’y a qu’une esquisse au crayon d’une femme, et, bien sûr, cette femme porte un foulard sur la tête.

 

 

 

 

 

Extrait 4

 

Par la fenêtre, où elle a passé de nombreuses heures à attendre l’apparition de Dara, Sara regarde la même rue, le même trottoir d’en face et réfléchit à l’avenir. Elle sait de tout son être qu’elle n’est pas disposée à mener la même vie que sa mère, à laisser sa jeunesse et ses rêves s’étioler dans la cuisine, avec pour tout idéal, toute ambition, la satisfaction de nourrir correctement sa famille, tout en sachant que l’horizon ménager est bien sombre. Ce puissant besoin de changement, de bonheur et de beauté vient peut-être du fait qu’on lui a cloué ce foulard sur la tête.

 

[1] Personnages d’un célèbre roman de l’écrivain russe Fedor Dostoïevski, Crime et Châtiment (1866)

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Naïri Naphapétian Dernier Refrain à isphaan (2012 ed Liana levi)

 

Interdit de montrer ses cheveux. Interdit de s’habiller sans respecter l’uniforme islamique. Et interdit de chanter en public. Les ayatollahs ne manquent pas d’idées quand il s’agit d’entraver la liberté des femmes. Pourtant, lorsque la grande chanteuse Roxana revient dans la ville de son enfance, après un long exil aux États-Unis, certains de ses airs résonnent encore dans les taxis d’Ispahan. Son projet ? Donner un concert dans lequel se produiront d’autres femmes. Un projet qui ne verra jamais le jour car Roxana sera définitivement réduite au silence. Et elle ne sera pas la seule à subir ce sort… C’est justement à ce moment-là que Narek, un jeune journaliste franco-iranien venu prendre le pouls de la révolte de 2009, rejoint la ville. Cette enquête lui permettra encore une fois de découvrir une facette insoupçonnée de la réalité iranienne.

Naïri Nahapétian a quitté l’Iran après la Révolution islamique, à l’âge de neuf ans. Elle y est retournée à l’occasion de nombreux reportages pour des périodiques français. Elle travaille actuellement pour Alternatives éco­nomiques. Son premier roman, Qui a tué l’ayatollah Kanuni?, est publié dans plusieurs pays européens

 

8Made in Iran

 

Lorsque le téléphone sonna au petit matin, Mona émergea d’un sommeil agité où la chanson de Roxana s’étirait comme une plainte. Elle perçut de loin le mes­sage laissé sur son répondeur : Docteur Shirazi, pardon de vous déranger, j’aieu votre numéro par la police. J’aimerais vraiment vous rencontrer. C’est au sujet de Nadia, ma fille… » Puis elle reconnut les pas de Leyli dans la salle de bains et se leva pour passer ses coups de fil avant le petit déjeuner.

–  Pourquoi je ne peux pas venir avec toi  se lamentait sa fille, vêtue de son uniforme scolaire. Je suis sûre qu’Ornid serait content de me voir…

–  Et tes cours ? demanda Mona en lui faisant signe de finir sa tranche de lavash[1].

–  Justement… quelle plaie!

Car, sous la République islamique, la journée de cours démarrait pour Leyli et ses camarades par une pénible inspection corporelle.

Alignées sous le préau, elles devaient tendre leurs mains à une surveillante en tchador qui vérifiait que leurs ongles ne portaient pas de vernis. La femme, ensuite, examinait de près leur visage afin detraquer des traces de maquillage. Elle s’attardait sur les sourcils, car les Iraniennes n’avaient le droit de s’épiler ni le visage ni le corps avant le mariage. L’inspection se poursuivait par les jambes des collégiennes. Sur ce détail de sa physionomie, la fille de Mona tenait malheureusement de son père, originaire du sud de l’Iran ; celui-ci avait des sourcils noirs et broussailleux et ses poils dépassaient de ses chemises même lorsqu’il les boutonnait jusqu’au col.

Il y a deux catégories de brunes », râlait Leyli en collant ses jambes contre celles de sa mère, foncées et lisses comme du caramel, « les brunes qui ont une belle peau qui n’a pas besoin d’être épilée, comme toi; et celles qui ressemblent à des singes velus, y compris après leur passage chez l’esthéticienne. » Mona haussait les épaules en levant les yeux au ciel. Cela ne servait à rien de lui dire à quel point elle était belle avec sa longue chevelure noire, semblable à la sienne avant qu’une multitude de fils blancs n’y apparaisse. L’amour de ses proches n’y changeait rien : l’adolescente ne s’aimait pas, son corps l’encombrait, et elle aurait presque remercié le régime de lui imposer une longue tunique pour dissimuler ses formes.

 

10 Opium et larmes d’Allah

 

A deux pas du quartier arménien de Djolfa au milieu d’une rangée d’immeubles récents de six à huit étages, la villa de Shadi était un véritable palais ispahanais. Derrière une lourde porte en fer surmontée de caméras de surveillance, une cour au sol pavé de mosaïques était entourée de trois pièces ouvertes, chacune meublée d’un sofa. La plus grande, au centre, menait, après un portique d’arcs brisés, à une salle haute. Son plafond en forme de dôme conservait par endroits des traces d’anciennes faïences bleutées. Mais ses murs étaient ornés de tableaux modernes et provocants où des femmes voilées sans visage portaient menottes, bas résille et porte-jarretelles.

— Je les ai ramenés de Dubaï. Mon oncle les a achetés, un galeriste anglais qui collectionne les Iraniens… déclara-t-elle d’un air faussement blasé.

— Et s’il y avait une descente? s’inquiéta David.

Shadi haussa les épaules, puis leur désigna les cocktails alcoolisés sur la table avant de disparaître par un passage voûté à l’autre extrémité de la pièce.

— Servez-vous, je me change !

C’était donc une riche héritière qui s’adonnait à une vie festive loin de ses parents, et les caméras au-dessus du portail d’entrée étaient tout autant destinées à la protéger des incursions des gardiens de la Révolution que de celles des cambrioleurs. Mais comment était-il possible que des grands bourgeois d’Ispahan laissent leur fille seule et sans surveillance? Et pourquoi n’avait-elle pas fait la moindre allusion à sa rencontre avec Narek devant le vieux théâtre ?

Quand elle revint dans le salon, Shadi portait un haut transparent rouge sur un débardeur à fines bretelles. Ses cheveux, lisses et noirs, lui balayaient les épaules tandis qu’elle se servait un verre en tournant ostensiblement le dos à Narek.

Un désintérêt trop appuyé pour être sincère. Cette jeune femme devait sûrement aimer les jeux de séduction complexes, se dit Narek.

— Tu vas rencontrer la jeunesse dorée d’Ispahan, lui glissa Vladimir, le tirant de ses rêveries.

Les invités affluèrent, des hommes arborant barbe, cheveux longs et chemises de marque. On encore des coiffures gommées avec des T-shirts moulants. Les femmes portaient des uniformes islamiques peu orthodoxes : tuniques cintrées aux manches évasées, serre-tête dorés sous des voiles en forme de coiffes. Certaines révélaient en les retirant des minijupes en cuir et des cuissardes. Tous s’étonnèrent devant les toiles, chuchotèrent quelques instants, avant de passer à autre chose.

Ignorant toujours Narek, Shadi s’installa près d’un garçon à la chemise blanche immaculée. Celui-ci lui tendit de minuscules capsules bleues.

— Tu dois te demander ce que c’est? murmura Vladimir. Tu as déjà entendu parler des larmes d’Allah ?

— Les larmes d’Allah ?

— C’est une drogue de synthèse très répandue dans les milieux huppés. On y fume beaucoup d’opium à l’ancienne, associé à des remontants. Les larmes d’Allah, précisa-t-il, sont un excitant.

Vladimir ajouta ensuite avec un drôle de sourire:

—  Tu voudrais essayer ? Si tu veux, tu m’en parles et je t’arrange ça.

[…]

 

15 Tulipes de soie

 

Le souvenir de sa famille lui fit monter les larmes aux yeux. Elle semordit la lèvre, avant de ramener ses genoux contre sa poitrine.

De l’autre côté, de laporte, un chant révolutionnaire vint ponctuer les informations à la radio.

Longtemps son père avait chanté avec elle. Ils se donnaient ainsi du courage quand ils nettoyaient ensemble, se rappela alors la jeune femme, la voiture d’un riche dans un quartier lointain. Puis, un jour, sans qu’elle comprenne pourquoi, il cessa de chanter avec elle. Pire que cela, il ne voulait plus l’entendre, exigeait le silence. Pourquoi ? se demandait Shadi. Pourquoi lui avoir donné ce prénom qui signifiait la joie alors qu’il avait décidé de l’ignorer ainsi ? Durant cette période, son père ne s’habillait plus que de noir. Il réprimandait souvent sa mère pour des raisons que Shadi et sa sœur ne saisissaient pas. Mais alors qu’elles guettaient leurs éclats de voix depuis leur chambre, la fillette avait réalisé qu’elle n’entendait jamais chanter sa mère. Elle comprit alors obscurément que l’interdit qui s’était abattu sur elle avait quelque chose à voir avec le fait de devenir une femme.

Quand, plusieurs années plus tard, Shadi avait réussi l’examen d’entrée à l’université, son père lui avait demandé de renoncer à ses études pour « se trouver rapidement un mari ». Elle lui coûtait bien trop cher et il fallait penser à sa sœur maintenant, dont la réputation au sein du quartier pouvait être entachée par son célibat prolongé.

Shadi lui avait alors expliqué qu’elle ne souhaitait pas se marier, mais voulait partir à l’étranger afin de devenir chanteuse.

Sa mère avait levé les bras au ciel.

« Chanteuse ? Tu es folle ? C’est interdit par la loi !

— Mais ton stupide interdit est quotidiennement bafoué.  Regarde, on nous laisse bien chanter dans, les chœurs, aujourd’hui! Alors pourquoi pas en solo? »

Son père était intervenu:

« Quand vos voix sont enveloppées par d’autres voix, la pudeur est préservée. Et peu importe ce que font les autres. Tu es ma fille!

— Il y a unsiècle, il était interdit à l’ensemble des musulmans de jouer de la musique, hommes ou femmes, a1ors que c’est autorisé aujourd’hui.

— Et tu voudrais faire ton métier d’une pratique réservée aux infidèles ? »

Puis elle avait rencontré l’homme qu’elle surnommait le Violoncelliste. Celui-ci voyageait souvent et lui avait promis de l’emmener à l’étranger. Il s’occuperait de tout, disait-il, une fois le mariage provisoire consommé.

« Mais qui est cet homme? lui avait demandé sa mère. Pourquoi ne nous le présentes-tu pas? Ce n’est pas ainsi, se désespérait la vieille Afghane, que l’on contracte les mariages chez les gens bien. »

Après son départ de la maison, Shadi n’avait plus eu le droit de parler avec sa sœur, comme si le simple fait d’entendre sa voix couvrait celle-ci de déshonneur. Mais peu lui importait finalement que sa mère lui raccroche au nez chaque fois qu’elle l’appelait. Peu lui importait de ne plus exister aux yeux de sa famille qui racontait partout qu’elle était morte. Car le Violoncelliste lui avait donné accès à un tout autre univers que ce quartier délabré où les voisins la surveillaient sans arrêt. Un univers empli de frissons et de secrets dont elle avait toujours su qu’il causerait sa perte.

[…]

 

 

 

21 Et Ispahan avait tremblé

 

-]’ai du mal à croire qu’elle est morte… confia David tandis qu’il se dirigeait avec Mona vers l’arrière de la maison.

Ils rejoignirent silencieusement un petit chemin à l’écart. David s’appuya à un arbre, et touten fumant une cigarette, lui avoua enfin ce qui était arrivé vingt-cinq ans auparavant, le jour où ils prenaient un café sous les arcades du pont Khadjou, lui et son cousin Vladimir, en compagnie de la chanteuse, alors âgée de vingt-cinq ans, vêtue de bottes et d’un foulard assez peu discrets pour l’époque.

La chanson qu’ils avaient écrite ce jour-là était infiniment triste. Ils avaient ri pourtant, beaucoup ri, dans ce café. Pourquoi avaient-ils autant ri alors que les paroles qu’ils composaient étaient si tristes ? David avait proposé un vers où un homme dérobait la voix des femmes. Roxana, de son côté, tenait à inclure une allusion aux tulipes sanglantes de la révolution. Il leur manquait un vers cependant. Et Vladimir, depuis toujours féru de poésie persane, avait trouvé « la joie s’en est allée ».

Des gardiens de la Révolution étaient entrés. Plutôt jeunes, ils étaient au nombre de trois. Hommes et femmes dans la République islamique devaient rester séparés dans les lieux publics. L’interdit était strictement respecté à l’époque. On était au temps de la terreur khomeyniste.

David s’était levé sans rien dire et s’était éloigné de la table. Vladimir avait hésité.

Un gardien de la Révolution s’était approché de Roxana.

« Toi, tu es la chanteuse taghouti[2]?

Pardon? » avait-elle répondu, glaciale, à cet homme qui l’accusait d’être une partisane du Shah.

« Et lui, c’est ton mari? Ton amant ? Qu’est-ce que vous faites ensemble? » avait-il ajouté en désignant Vladimir

Les gardiens de la Révolution les avaient ensuite emmenés, tandis que David les regardait partir, impuissant.

[…]

Tout d’abord, les trois hommes les avaient entraînés dans un lieu hors de la ville. Puis, lui avait confié son cousin, ils les avaient obligés à chanter.

«Je croyais, avait lancé Roxana en les défiant du regard, que la voix des femmes était impudique? »

Mais ils avaient ri, braqué leurs armes sur eux, pour les obliger à s’embrasser puis à se déshabiller, l’un ôtant les vêtements de l’autre.

Un des gardiens de la Révolution avait demandé à Vladimir de s’allonger sur la .jeune femme sous la menace de son arme. Ils étaient amants après tout, n’est-ce pas? En quoi cela les gênait-il ? Non ? Ils n’étaient pas amants ? Voilà qui était bien dommage… Mais cela allait changer dès qu’ils se montreraient tous deux plus obéissants, s’était-il énervé soudain.

[…]

Deux semaines plus tard, Roxana avait quitté l’Iran grâce aux contacts que lui avait donnés Mona.

Naïri Naphapétian Dernier Refrain à isphaan (2012 ed Liana levi)

 

[1] Pain iranien de forme plate cuit au four

[2] Partisan du Shah ; terme utilisé après la révolution pour stigmatiser l’élite occidentalisée des Pahlavi

Imagine que tu es une femme 

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Etre né quelque part

ETRE NE QUELQUE PART

Véronique Perrin

Lycée Voltaire, Wingles

Niveau : 1ère générale et technologique

 

Objet d’étude, thème du programme : poésie et quête de sens (du XVIème S. à nos jours)

 

Objectifs généraux du projet :

 « Etre né quelque part

c’est partir quand on veut

Revenir quand on part  »

( Maxime Le Forestier)

Objectif : pour qui sait d’où il vient, si partir est un choix, l’éloignement est enrichissement. Mais l’exil peut être une déchirure, un arrachement. Depuis Ovide, la poésie lyrique chante les affres du déracinement, tout comme le lien consubstantiel  de l’homme à sa terre. D’autres, peuples nomades, vantent leur errance. Différentes manières d’habiter le monde ; autant de voix qui s’élèvent poétiquement. Cette séquence propose un petit parcours  de ces  attitudes humaines variées,   via la poésie moderne.

Problématiques : Comment la poésie aide-t-elle l’homme à habiter le monde ? en quoi l’écriture poétique peut-elle aider  l’écrivain à traverser l’épreuve de l’exil ?

Cette séquence, qui privilégie la poésie moderne, propose un rapide détour par la tradition pour mieux montrer la singularité actuelle. Elle se consacre  à la fonction lyrique mais  certains choix permettent de faire émerger la piste de l’engagement.

Enfin, conçue pour être étudiée en début d’année, elle s’attache à deux objectifs méthodologiques restreints, à l’écrit  : la question sur corpus et le commentaire littéraire.

Lecture

Texte-ouvroir : Cù Huy Cân, « Empreinte fossile de feuille », cité dans l’anthologie humaniste  (P.37)

→ la traduction rendant difficile l’étude d’un poème ,  ce texte a été choisi pour prendre contact  avec le lyrisme  et le rapport poétique au monde  

Lectures analytiques :

Aimé Césaire,  Cahier d’un retour au pays natal (1947),   cité dans l’anthologie humaniste  (P.42/43) ;

David.Diop, « Le Renégat », Coups de pilon  (1956)  ;  exploitation du texte 

Abdellatif Laabi,  Le Spleen de Casablanca (1996)  ; exploitation du texte 

Guillaume Apollinaire, « L’émigrant de Landor road »Alcools, 1913

-Documents complémentaires pris dans l’anthologie humaniste  :

R. Philombe, « L’homme qui te ressemble » cité (P.131) ;

Jenuz Duka, « Le toit de notre maison », cité (P.31) ;

Gil Ben Aych , « Le Livre d’étoile » cité  (P.113) ;

Fatou Diome, « Le ventre de l’Atlantique », cité  (P.178) ;

Amin Maalouf, « Origines », cité (P.189)

Autres documents complémentaires  : Ch. Baudelaire, « Bohémiens en voyage », Les Fleurs du mal (1857)  ; Apollinaire « La Tzigane », Alcools (1913)  ; L. Aragon, « L’Etrangère », Le Roman inachevé (1956) ;  M. Senlis, Les Nomades (1961)

Culture humaniste Se familiariser avec le Concept de négritudeAudition de chansons / de poèmes mis en musique autour des thèmes de  l’exil et de l’errance- Histoire des arts : incursion dans le monde de la sculpture : Guy Lorgeret , « Femmes nomades » et autres oeuvres.
Types d’écrits travaillés – Travailler la méthode du commentaire littéraire- Travailler la méthode de la question sur corpus (type bac)
Langue – Travail de vocabulaire : autour du mot « négritude » et de quelques expressions imagées d’Afrique francophone, autour du mot « exil »
Oral – Mise en voix / récitation du texte de Philombe, cité dans l’anthologie (P.131)
Utilisation des Tuic – Utilisation du TNI pour pratiquer la lecture analytique collégialement- Recherche documentaire  sur le concept de  négritude- Recherche Internet (site TV5 monde) : les expressions imagées d’Afrique francophone- Recherche des œuvres de Guy Lorgeret.

Présentation synthétique de la séquence  :

1/ L’enracinement

Séance 1 : Découverte d’un texte poétique : Cù Huy Cân, « Empreinte fossile de feuille » (anthologie P.37)

Par une simple lecture-plaisir, l’objectif est d’entrer dans la séquence en commençant à construire la notion de lyrisme : la  relation  du dernier vers au reste du poème permet de voir la plongée dans l’intériorité du mineur (expression des sentiments personnels). S’ensuit alors une recherche de marques lyriques permettant d’exalter les sentiments  : anaphores, rythme des énumérations,  images… Mais le texte permet aussi de montrer ce qu’est un regard poétique porté sur le  monde : l’homme est en symbiose avec l’univers  : son cœur bat à l’unisson avec   la feuille (qui) palpite encore dans sa main,  avec le charbon (qui) palpite aussi. Les éléments naturels sont en communion avec (le) moi du mineur. Relation analogique, par sympathie, où chaque organisme reproduit  le même modèle. Ce rapport au réel permet de l’enchanter. L’homme est consubstantiel au monde et il en tire une grande  plénitude, il donne  un sens à sa vie (aussi misérable soit-elle : celle d’un mineur). Occasion de montrer que le lyrisme n’est pas forcément élégiaque. C’est le chant du monde.

Le mineur  ne fait qu’un avec le lieu où il travaille. Il abolit le temps (continuité des espèces et de la création depuis deux cents millions d’années),  et  participe au grand tout : Je suis riche de l’âge de la feuille / Riche de l’âge du charbon / Riche du nouveau printemps des hommes avec moi. L’empreinte fossile (Nervures et pédoncules, traits d’une fraîcheur intacte),  qu’il tient dans sa main, semble en tracer les lignes. L’espace, lui, n’est pas aboli : Câm Pha est nommé. L’homme sait d’où il vient, même si les lieux sont décrits par des éléments universels (charbon  – feuille –nervures – pédoncules – forêts – sève…) , de sorte que le mineur se proclame  citoyen de l’univers. Vision cosmique.

En conclusion, les élèves se seront initiés au registre lyrique, à la notion de chant poétique et au fait que la poésie permette de porter un autre regard sur le monde, de l’enchanter.

Séance 2 : lecture analytique : Aimé Césaire, « Cahier d’un retour au pays natal », cité dans l’anthologie humaniste (P.42/43)

Ce texte  cultive le même esprit que le précédent, d’où la liaison souhaitable.

  • L’enracinement du poète à sa terre natale y est profond ; le lien a sa culture originelle, orale, est réaffirmé par le chant  au rythme incantatoire.
  • Le même mouvement d’ouverture vers une dimension universelle

En outre, il permet d’aller au-delà :

  • Il allie lyrisme et engagement politique et permet ainsi d’aborder les fonctions de la poésie. Le poète défend la cause de son peuple dans un contexte colonial.
  • Son étude permet d’aborder  le concept de négritude.

Déroulé de séquence :  pour entrer dans le poème, on peut inviter les élèves à observer les réseaux lexicaux qui construisent des oppositions , notamment en partant d’antithèses marquantes : rebelle /docile (…) comme un poing ; la sommer libre enfin. A l’image de la liberté s’oppose celle de la tyrannie ; à celle de la lutte  (épée, poing), s’oppose celle du pacifisme (poing / docile – préservez-moi de toute haine) et  de la sagesse (recueillement, initiation) ; à celle de la vengeance (ressentiment) s’oppose celle de la tolérance (ce n’est point par haine des autres races) ; à celle de la clôture (se cantonner, intimité close) s’oppose  celle de l’ouverture (faim universelle, soif universelle) ; à l’omnipotence religieuse (puissance de modeler) s’oppose la finitude humaine (faites de moi un homme) ; au passé (homme de terminaison) s’oppose l’avenir (initiation, ensemencement). Le poème existe par ces tensions, dont l’observation permet d’approcher l’intention de l’auteur : s’il défend une cause circonscrite, affranchir son peuple de l’oppression coloniale,  et s’appuie sur son passé, Césaire tend à un projet universel, plein de sagesse, qui prédit un avenir flamboyant. Il n’exclut pas  l’ action virile mais son but ultime est pacifique. S’il emprunte la voie du chant quasi religieux, c’est pour mieux réaffirmer sa foi en l’homme. La lecture à haute voix du texte permettra d’insister sur son rythme incantatoire. Après quoi l’analyse  de la cause et du rôle du poète pourra être menée.

2/ L’homme déraciné

Séance 3 : commentaire littéraire du texte de   D. Diop, « Le Renégat »

L’analyse de ce texte permet de poursuivre l’approche  du  concept de négritude, David Diop se référant lui-même à ses maîtres : Césaire et Senghor. Le contexte colonial évoqué dans l’analyse précédente est ici largement développé. Le lyrisme se met clairement au service de la dénonciation,  ce qui offre la possibilité de réfléchir aux  fonctions de la poésie.

Du point de vue méthodologique, ce texte sera l’occasion, en début d’année, de réviser   la technique du commentaire littéraire. En effet le texte semble suffisamment accessible pour laisser les élèves composer en autonomie.  En classe technologique, deux axes d’étude seront proposés  (pourquoi pas  en 1ère  générale,  pour un  premier travail) : le portrait critique du renégat ; l’opposition de deux mondes. A l’issue de la correction de ce premier travail, qui aura insisté sur le mode d’insertion des citations,  un plan détaillé, non rédigé,  en trois parties (pour appuyer davantage sur la posture du poète) sera distribué. On demandera alors aux élèves de réécrire l’axe 2 ou 3, au choix, pour évaluer les progrès réalisés, tant au niveau de la compréhension du texte (qui sera présenté au bac en lecture analytique) que de l’aisance de rédaction. Le professeur distribuera alors un commentaire intégralement rédigé qui servira de texte-ressource pour les prochains commentaires à faire.

Séance  4 : prolongements possibles (autour de la littérature de la négritude)

–       Mise en voix du texte de R. Philombe,  «L’Homme qui te ressemble », in Petites Gouttes de chant pour créer l’homme (1977), texte cité dans l’anthologie humaniste (P.131) . Ce texte, un peu trop simple pour être soumis à l’analyse littéraire, peut être appris en récitation. Revenant sur les thématiques précédemment étudiées, il sera l’occasion de faire sonner les rythmes obsessionnels des anaphores déjà repérés dans les chants poétiques.

–       Recherche documentaire  dur le concept de négritude  

–       Travail de vocabulaire : les exemples de  littérature francophone étudiés précédemment peuvent être l’occasion d’une réflexion sur la langue française : comment le colonialisme a-t-il  imposé la langue française ?  Comment celle-ci  évolue-t-elle  sur le terrain,  en  signe de réappropriation ?

Séance 5 : lecture analytique : Laabi, « Le Spleen de Casablanca »

L’analyse porte sur les premiers poèmes, traités ensemble, du recueil Le Spleen de Casablanca. Ils traduisent le déchirement d’un homme exilé en France (après avoir été incarcéré huit ans au Maroc pour raisons politiques). Conscient d’un passé qui n’est plus, le poète cherche sa place et son identité. Cette écriture contemporaine (1996) évoque le fragile refuge dans les mots.

Prolongement : l’extrait du Livre d’Etoile, de Gil Ben Aych  cité dans l’anthologie humaniste (P.113) peut être lu en parallèle  dans le sens où il évoque le rôle des mots pour affronter l’exil :  la femme, en passe de quitter définitivement  l’Algérie pour la France,  se terre dans le silence. Incapable de confier  aux autres son déchirement et peut-être incapable de le nommer pour elle-même : le  style familier du texte traduit l’expression d’un individu qui ne maîtrise pas l’écrit.  La pire souffrance est peut-être celle de ne pas avoir les mots pour la chanter. Et pourtant, une poésie profonde et émouvante se dégage de ce texte lancinant.

Séance 6 : réflexion sur la définition de la poésie

L’extrait de roman précédent peut se conjuguer avec la lecture d’autres pages de prose, citées par l’anthologie humaniste :  l’extrait du Ventre de l’Atlantique, roman de Fatou Diome  (P.178) et celui  Origines, d’A. Maalouf (P.188). Outre que ces deux textes nous ramènent à l’expérience vécue de l’exil et revendiquent la possibilité de se forger une vraie identité,  multiculturelle (pour Fatou Diome) et dans l’errance (pour Maalouf)  ; outre que tous deux signalent l’importance du langage dans la construction de cette identité : Je cherche mon territoire sur une page blanche (Fatou Diome) ; Pour patrie, un patronyme (Maalouf) ;  ils nous invitent à nous demander ce qui définit la poésie. Ne peut-on parler de prose poétique ? On sensibilisera les élèves à la métaphore filée (celle des couleurs dans le texte de Fatou Diome ; celle des racines et des routes dans celui de Maalouf), aux rythmes des phrases,  aux anaphores, etc. Poésie versifiée, poème en prose, prose poétique ont en partage le souffle des mots et la beauté des images.

Le moment est alors venu de se tourner vers une poésie plus traditionnelle, dans une perspective historique.

Séance 7 :  Lecture analytique de  « L’Emigrant de Landor Road », d’Apollinaire

L’analyse de « L’Emigrant de Landor Road », où Apollinaire exprime aussi la souffrance de l’exil, nous replace dans une période charnière où la poésie  fait une transition entre tradition et modernité.

3/ Peuples nomades

Hommes enracinés, hommes déracinés, le texte de Maalouf nous a permis d’approcher  une troisième posture : l’éloge de l’errance. Les textes suivants développeront ce point de vue.

Séance 8 :  méthodologie : la question sur corpus (question type-bac) – « peuples nomades »

Le corpus réunit quatre textes valorisant des peuples nomades. Tous permettent de revenir à une poésie versifiée de facture plus classique. La question posée (Le portrait des nomades est-il réaliste  dans ces textes ? Justifiez votre réponse.) servira d’initiation à la réponse synthétique. Enfin la présence de la chanson de Michel Senlis, interprétée par Jean Ferrat,  tout comme la version de « L’Etrangère » chantée par  Yves Montand peuvent suggérer l’activité suivante.

Séance 9 : prolongement possible :  poésie et  chanson

La musicalité de la poésie  lui donne une parenté évidente avec la chanson.  Les textes précédemment cités peuvent s’accompagner d’une compilation musicale  (conjointement constituée par le professeur et les élèves, de chansons relatives à l’exil et à l’errance).

Quelques idées :  Jenuz Duka, « Le toit de ma maison », cité dans l’anthologie humaniste (P.31) ; « Le Métèque », de Moustaki ;   « Etre né quelque part », de Maxime Leforestier ; « Heureux qui comme Ulysse … » de Ridan ; « La misère d’en face », de Tryo ;  «Bien mérité »,  de Clarika.

Séance  10 : histoire des arts  – Guy Lorgeret, « Femmes nomades »

« Femmes nomades »,  œuvre exposée  à Betton (35), été 2013. (Cf. diaporama). Une vidéo de cette installation est visible sur www.dailymotion.com/…/x12o6aa_guylorgeret-expo

L’étude des sculptures de ce plasticien breton peut être complétée par d’autres installations du même artiste. Une autre est visible sur www.youtube.com/watch?v=fSAeTKFwuI8

Différentes images sont visibles sur le net, permettant de mieux comprendre l’esprit de sa création : il s’agit d’installer dans différents lieux des sculptures évoquant « le flux migratoire »,  selon les dires de l’artiste.

Présentation des intentions de l’artiste (sur  www.armilin.com/Fichiers/jardindesarts2012 )

Les interactions sociales et artistiques ont toujours été au centre de ses préoccupations. Elles sont un moteur dans sa vie, comme dans sa démarche pluridisciplinaire. La peinture, la vidéo, la photographie et la sculpture sont, pour lui, autant de moyens, d’offrir un éventail d’images au regard urbain. « J’aime ce moment où je peux confronter mes objets à un lieu. L’ampleur de l’installation et l’infinité de points de vue qu’elle propose donnent l’opportunité au public d’entrer au cœur de la sculpture. L’individu participe bien évidemment de ce dispositif. Le projet s’inscrit dans le paysage, tout en prenant soin, de ne pas transgresser son intégrité. L’enjeu est l’intégration de ce corps étranger dans un milieu naturel, tout en observant le travail du temps sur les matériaux ; lorsque le projet se situe dans un cadre urbain, je joue sur l’effet de surprise, en intervenant dans l’espace quotidien du spectateur. Ainsi , l’expérience et l’existence du lieu, s’en trouvent transformées, en devenant un espace public, révélé à chacun, et une performance artistique accessible à tous. «  Pour Jardin des Arts, en s’affranchissant du sol, Guy Lorgeret rompt le lien avec une forme classique de l’installation. Le dénivelé crée un mouvement et suggère l’effort que ses personnages doivent déployer pour se mouvoir et lutter à leur tour contre les éléments.

 

Pour l’auteur, ces personnages « n’ont pas particulièrement de reconnaissance ethnique » même si beaucoup de spectateurs croient y voir des Africains, à cause de la couleur ocre[1] et des drapés sur des formes de totems. « C’est censé représenter une mixité d’individus dans un contexte historique et contemporain » (Guy Lorgeret). Ces êtres venus de nulle part sont « citoyens de l’univers » puisqu’ils font corps avec la matière terrestre, dont ils sont l’émanation. Dans leur flux migratoire, ils habitent momentanément un lieu qu’ils nous apprennent à reconsidérer. Ils ont une légèreté aérienne bien que leur tige les attache au sol. Ces mêmes supports leur donnent l’apparence d’un totem , ce qui les charge de spiritualité et d’intemporalité.

Prolongement :

On propose aux élèves une activité de vocabulaire autour de l’exil 

 

Bilan : compétences mobilisées au cours des différentes activités du projet

L’ensemble des compétences du socle seront travaillées au cours de la séquence et plus particulièrement :

Lire –   lire à haute voix, de façon expressive un texte poétique ;  manifester sa compréhension de textes variés (littéraires et documentaires)

Ecrire – rédiger un texte correctement écrit, ponctué et organisé en paragraphes, et respectant les consignes données

Dire – Dire de mémoire, de façon intelligible et expressive,  un texte

Attitude – manifester un intérêt pour les sonorités, la puissance émotive de la langue ; une ouverture vers l’autre (et son langage)

Culture humaniste : acquérir des repères en littérature et en arts afin de se forger une culture humaniste

Utiliser des outils : dictionnaires ; ressources  numériques

 

 

 


[1] Les sculptures sont modelées  à partir d’une technique qui associe la silice, l’oxyde de fer et la terre.

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Autour du mot « négritude »

Véronique Perrin

Lycée  Voltaire Wingles

Le  français parlé en Afrique et aux Caraïbes

 

  1. I.               Autour du  mot « négritude »

Questionnaire :

1 . Quelle est l’étymologie du mot « nègre » ?

2. Quel fleuve et quels  pays dérivent directement de cette étymologie ?

3. Quelle est l’étymologie du verbe « dénigrer » ?

4. Comment ont évolué les  connotations liées au substantif « nègre »  ?

5. Origine du mot « négritude » ?

6. Qu’est-ce qu’un nègre littéraire ?

 

Question 1  :  de l’espagnol ou du portugais  negro , « noir » – 1516. Ces mots provenant eux-mêmes du latin « niger », adjectif désignant la couleur noire. Le terme apparaît en France au XVIème S. pour désigner, par métonymie, des personnes à la peau noire. Les Espagnols et  les Portugais ayant été les premiers  Européens à avoir déporté des Noirs comme esclaves , c’est logiquement que le français se calque sur ces langues.   Le mot « nègre » est rare en français avant le XVIIIème s.

Question 2 : le Niger est un état d’Afrique noire qui doit son nom au fleuve Niger.  (idem pour le Nigéria )… Le Niger est-il pour autant le fleuve  noir ? on pense que cette transcription vient d’une mauvaise compréhension du nom local qui désignait ainsi « le (grand) fleuve »

Question 3 : Dénigrer : du latin « dénigrare », qui signifie « noircir » – dénigrer quelqu’un consiste à en parler avec malveillance. La connotation négative est associée au noir.

Questions 4 :  Les connotations  sont, dès l’origine,  négatives, le mot désignant  une population « inférieure », vouée à l’esclavage,  même si certains défenseurs des droits des Noirs ont tenté de donner un sens positif au mot, comme Voltaire, dans Candide, quand il valorise le Nègre de Surinam.  Dès le XVIIème S., le mot désigne un homme que l’on fait travailler durement, sous la contrainte. Sens que l’on retrouve dans l’expression « travailler comme un nègre ». Avec le développement des théories raciales au XVIIIème S., les scientifiques de l’époque désignent ainsi les populations africaines ou d’origine africaine, et en font une variante de l’espèce humaine. Néanmoins, au XXème S., le mouvement de la Négritude a voulu revaloriser ce mot. Par exemple, quand on parle d’ « art nègre », l’adjectif n’est pas péjoratif.  Malgré tout, le substantif tend à disparaître au  XXème S., au profit du mot « noir », auquel on ajoute une majuscule à partir des années soixante. Les euphémismes se multiplient aussi comme « personne de couleur » afin d’éviter  toute accusation de racisme. Dans le langage familier, l’anglicisme « Black » s’est répandu, comme une marque identitaire. Tout se passe comme si la langue américaine, idéologie dominante, diffusait son aura sur tout ce qu’elle nomme…

Il est amusant d’envisager qu’au Canada,  White nigger   est un oxymore pour désigner un Québécois. Tout se passe comme si  le mot « nigger » conservait à tout jamais sa connotation péjorative, au-delà même de l’idée de couleur ! A l’inverse, à Haïti, première République noire au monde, fondée par des esclaves évadés (des marrons), le mot créole Nèg désigne encore aujourd’hui un « gars », indépendamment de sa couleur de peau. Les mots sont donc bien des vecteurs idéologiques.

Question 5 : Négritude :  terme forgé dans les années 1930. Le terme désigne une revendication identitaire des intellectuels noirs francophones qui ont souhaité  revaloriser le mot. Dans une interview accordée au Monde, A. Césaire raconte l’origine du terme :

Le mot « nègre » était insultant.
Mais ce n’est pas nous qui l’avions inventé. Un jour, je traverse une rue de Paris, pas loin de la place d’Italie. Un type passe en voiture : « Eh, petit nègre ! » C’était un Français. Alors, je lui dis : « Le petit nègre t’emmerde ! » Le lendemain, je propose à Senghor de rédiger ensemble avec Damas un journal : L’Etudiant noir. Léopold : « Je supprimerais ça, on devrait l’appeler Les Etudiants nègres. Tu as compris ? Ça nous est lancé comme une insulte. Eh bien, je le ramasse, et je fais face. » Voici comment est née la « négritude », en réponse à une provocation.  –  (propos recueillis par Francis  Marmande, article paru dans l’édition du  Monde  du 17.03.2006)

C’est donc par défi et provocation, que les poètes se sont réappropriés le mot, pour marquer leur identité. D’une façon générale, le mot s’emploie encore aujourd’hui dans des expressions consacrées ou dans le sens identitaire qui s’est développé au XXe siècle

Question 6 : « un nègre (littéraire) » : auxiliaire qui effectue le travail d’un commanditaire qui s’en attribue le profit. Ce sen  est connu dès le XVIIIème S. même s’il n’apparaît pas encore dans les dictionnaires.

 

 

  1. II.             Un français châtié 

Comme le point à l’allongée du bras ! (Césaire)

Les textes de Césaire, Senghor et autres poètes francophones surprennent par leurs tournures lexicales. S’agit-il seulement  d’effets de style individuels ?

Voici un autre exemple tiré encore  du Cahier d’un retour au pays natal :

 

« C’était un très bon nègre.

Et on lui jetait des pierres, des bouts de ferraille, des tessons de bouteille, mais ni ces

pierres, ni cette ferraille, ni ces bouteilles…

O quiètes années de Dieu sur cette motte terraquée !

Et le fouet disputa au bombillement des mouches la  rosée sucrée de nos plaies. »

 

ð  « terraqué » est un adjectif littéraire, désignant ce qui est composé de terre et d’eau. « Bombillement » désigne le bourdonnement des insectes, plus particulièrement des abeilles. Ce dernier mot ne se trouve pas dans le Leixis,  chez Larousse,  par exemple.

ð Le français des francophones appris à l’école, la langue de Molière, est une langue plus littéraire, coupée de la réalité vécue.  Cela peut donner une pureté d’expression, voire un caractère suranné à son usage. Il n’y a évidemment pas de cloison entre ce français appris en tant que langue étrangère revêtue du prestige de l’écriture –comme l’est aussi l’arabe− et un français de lettré, apte  à l’expression littéraire et à une expression à la fois parfaitement « française » et profondément africaine (exprimer l’âme noire avec le style nègre en français » écrivait Senghor. (Alain Rey, Mille ans de langue française, X, 3 –  2007)

ð Néanmoins, à côté de ce français littéraire, le français s’est développé sur les territoires colonisés en tant que langue véhiculaire : les nécessités d’une communication orale immédiate – commerce, administration, surtout armée –entre Français et Africains, colonisés, le plus souvent illettrés, suscitèrent des formes adaptées, appelées en France de manière raciste « petit nègre », ou, «sur place et de façon plus fonctionnelle « français tirailleur (ou tiraillou) », et par les linguistes « formes pidginisées », sans jamais  aboutir néanmoins à un créole. (Alain Rey, ibidem)

ð De là sont nées des formes  dérivées, qui ont à cœur de souligner leur écart par rapport au français, en signe de réappropriation et d’affirmation identitaire : Les  spécialistes admettent que les formes jugées inférieures de français (on ne dit plus, et pour cause, français tirailleur, mais parfois faux français) influencent la parole moyenne en français, et pas toujours par difficulté, mais souvent par crainte d’employer la norme extérieure, dite le « gros français », indice de prétention et de soumission post-coloniale au parler d’ailleurs. (Alain Rey, ibidem)

–       Des particularités lexicales :  dans  Le Français d’ici, de là, de là-bas (1998), Henriette Walter  en répertorient quelques-unes. A titre d’exemple :

Pour un Antillais, un Français de France est un « métro », tandis qu’un blanc créole, c’est-à-dire un blanc né aux Antilles, d’une famille y vivant depuis plusieurs générations, est appelé « béké », ou encore « blanc pays ». (…) Quant aux antillais nés et vivant en France, on les appelle là-bas, par dérision, des « Négropolitains » et plus récemment des » Negxagonals ».

Elle souligne aussi des faux amis antillais  : l’adjectif  savant  désigne quelqu’un de « rusé » alors que  grand-grec sera l’équivalent du mot français; les pistaches antillaises correspondent aux « cacahuètes » françaises, les pois tendres aux « haricots verts », les pois verts aux « pois cassés », les figues aux « bananes », etc. Quant au CRS, il désigne un punch typique fait de Citron vert, de Rhum et de Sucre de canne !  De quoi y perdre son latin…

Le français parlé en Afrique abonde en néologismes astucieux : confiturer signifie « tartiner avec de la confiture » ; doigter, « montrer du doigt » ;  gréver, « faire la grève » ; droiter, « tourner à droite », etc. Certaines métaphores sont amusantes : si le premier bureau désigne « l’épouse légitime », l’expression deuxième bureau désigne la « maîtresse ». Le deux-doigts est un voleur très habile, qui arrive à subtiliser un objet avec deux doigts. Mourir dans les cheveux noirs signifie « mourir jeune ». Un poulet-bicyclette est un poulet élevé au grand air. Au Zaïre, les yeux bleus désignent tout simplement de « beaux yeux » et une blonde, une « belle jeune fille », de sorte qu’une blonde aux yeux bleus peut correspondre à une belle femme noire aux yeux sombres.  (tous ces exemples, et bien d’autres,  sont cités par Henriette Walter)

Prolongement 

  1. III.           Jouer avec le français

–       Un petit jeu peut être proposé aux élèves dans le même esprit : il s’agira de traduire le texte suivant, juxtaposant des expressions imagées de différents pays d’Afrique.  Pour ce faire, on conseillera la consultation du site www.tv5.org /Langue française / Expressions imagées d’Afrique francophone

Lui qui jusqu’alors n’a fait que caïmanter, renonce à ses sages préoccupations.  Fini de motamoter !  Il est amouré.  Et l’occasion est trop belle : ce soir, il voit l’élue de son cœur . Ça va ambiancer ! Il se prépare, fait la beauté.  Après mûres réflexions, il sait ce qu’il va lui cadonner :  un  complet-pagne.  Est-ce que cela se fait ? Tant pis, il n’hésite plus et se met en route. Il a enfilé une paire de sans-confiance et marche au pas de caméléon afin de camembérer le moins possible car la route est longue. En chemin, il rêve à son futur bonheur quand il tombe nez à nez avec  un ennuyeux  qui a une  grande bouche. Il voudrait bien s’en débarrasser mais comment faire ? L’autre est un s’en-fout-la-peur qui lui cherche palabre, et il  finit par lui faire mordre le carreau. La vie, c’est caillou !

Les définitions suivantes ont été prises sur le site www.tv5.org

Caïmanter

Faire caïman, caïmanter, caïman, caïmanteur – Côte d’Ivoire
Connaissez-vous les mœurs du caïman ? Ce crocodile, qui vit dans les rivières d’Afrique, attend le départ des chasseurs pour revenir à la surface. Alors, faire caïman ou caïmanter, qu’est-ce que cela veut dire ?
Se lever la nuit, après le passage du surveillant, pour étudier dans le dortoir. Autrement dit, travailler beaucoup. « Pas question d’aller gazer ce soir, faut caïmanter ! » Un caïman ou un caïmanteur, c’est donc, dans l’argot des étudiants, un sacré bûcheur.

 

Motamoter

Motamoter, motamoteur – Cameroun
« C’est du mot à mot » disent, en France, les professeurs quand un élève aligne les mots, de manière mécanique, sans chercher à comprendre ce qu’il lit. Au Cameroun, matomoter c’est apprendre ses leçons mot à mot et le motamoteur est un véritable… moteur à paroles.

 

Etre amouré

Tomber amoureux – Mali

Un garçon (ou une fille) vous a tapé dans l’œil, ça y est, vous avez le béguin. Comment lui dire ? A Yaoundé (Cameroun), vous avouerez : « Je glisse pour toi » ; à Bamako (Mali), vous murmurerez à son oreille : « Je suis amouré(e). »

A Ouagadougou (Burkina Faso), si certains sont kaoté (complètement KO), c’est qu’ils sont victimes d’un coup de foudre. A Kinshasa (Congo), une fille peut vous mettre chaos (sens dessus dessous).

Quand, dans les rues d’Abidjan, un garçon croise une jolie fille, il la complimente ainsi :  » Bellesse, tu m’enjailles trop ! » Ce qui veut dire ? « Beauté, tu me plais grave ! » A qui peut s’adresser pareille douceur ? A une fresnie (jolie fille aux rondeurs fraîches), à un petit modèle (une jeune fille mince au look moderne), à une fille bien culottée (qui a de grosses fesses). A chacun ses goûts.

Parfois hélas ! Les querelles d’amoureux surgissent, ici ou là. Au Sénégal, il se peut que l’on désenchante (de désenchanter). C’est pire que déchanter. On ne chante plus, on n’est plus enchanté, c’est sûr, le charme est rompu.

 

Ambiancer

Un joyeux luron qui aime faire la fête – Afrique de l’Ouest

Ambiancer… c’est s’amuser, faire la fête ou mettre de l’animation dans une soirée : « Ca va ambiancer ce soir ! » Un ambianceur…c’est un joyeux luron, qui aime fréquenter les endroits où l’on fait la fête et y créer une atmosphère de gaieté : « Distribution de cadeaux aux ambianceurs. » Une ambiance… c’est une fête joyeuse, où l’on danse : « je vais à une ambiance demain chez Koffi. Tu viens ? ».
En Côte d’Ivoire, sortir, faire la fête, s’éclater, c’est gazer : « Je vais gazer ce soir… » Les gazeurs, se sont ceux qui aiment ça : « Elle décale trop bien, c’est une vraie gazeuse ! » Décaler ? C’est danser… Un gazoil ? Un endroit branché pour faire la fête : « Je connais tous les gazoils d’Abidjan. » Jolie série imaginée à partir de gazer, verbe que le français familier utilise : « Ça gaze ? » est, chez nous, une manière familière de demander « Ça va ?

Faire la beauté

Faire la beauté – Afrique centrale

Ici et là, en Afrique, on est fort coquet et l’on passe du temps à se faire beau. Au Tchad, on fait la beauté ; au Bénin et au Togo, on fait la galanterie ; en Côte d’Ivoire, on fait le galant. « Avec son costume cravaté, il fait le galant » : cela ne signifie pas que celui-là fait le joli cœur, mais qu’il est élégant. En France, nous ignorons ce sens de galant, il a pourtant été imaginé à partir de gala (grande fête où les participants se doivent d’être élégants). « Un boubou de soie, c’est bien plus galant, mais c’est très cher. »

En Afrique toujours, certains sont même fous d’élégance. A Dakar, (Sénégal) on les appelle des JP. (Jeunes Premiers), à Cotonou, (Bénin) des jaguars (cet animal est très beau, en effet), à brazzaville, (Congo) des sapeurs. Ces derniers sont des accros à la sape… Autant dire qu’ils adorent les fringues. Sape est un mot d’argot français désignant un complet, vêtement masculin élégant. Un sapeur qui se respecte appartient à un SAPE : Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes. Ce sigle est un jeu de mots ! A Brazzaville, la sape, c’est tout un art.

 

Cadonner

Offrir un cadeau – Tchad

Joli mot inventé pour dire « offrir » à partir du mot cadeau.
Les tchadiens ont fabriqué cadonner (donner un cadeau), les Sénégalais ont bricolé cadoter ou cadeauter : « Mon chéri-coco m’a cadeauté un boubou. »

 

Un complet-pagne

Vêtement pour femme – Afrique de l’Ouest

En Afrique de l’Ouest, les femmes disposent d’un joli choix de pagnes. A commencer par le classique complet pagne : corsage, jupe et foulard de tête coupés dans le même tissu. En côte d’Ivoire, chaque pagne a une signification selon son motif. Là, une femme mariée choisira Mari-capable ou Désolée, je suis casée… Une fille célibataire qui cherche un homme préfèrera Liberté totale ou Dommage, tu rates quelque chose… Une fille célibataire qui veut, au contraire, tenir les hommes à distance revêtira Attention, chienne méchante ou Va jouer ailleurs.  Les jalouses ont le choix entre L’œil de ma rivale et Ton pied, mon pied, tu sors, je sors… Porter un pagne, c’est faire tout un cinéma.

 

 

Une paire de sans-confiance

une tong, une claquette, une sandale à lanières – Cameroun
Partout où il fait chaud, les chaussures ouvertes semblent idéales. Quoique…Au Cameroun, la tong s’appelle sans-confiance ; en Afrique de l’Ouest, c’est une tapette ou une pet-pet. En Côte d’Ivoire, les sandales en plastique ont pour nom en-attendant (on les achète en attendant de pouvoir s’acheter de vraies chaussures).

Aller au pas de caméléon

 

Marcher lentement – Congo Brazzaville

Très lentement. Aller au pas de caméléon… c’est avancer comme un escargot.

 

Camembérer

Sentir des pieds – Sénégal

Au Burkina, en ville, on porte des « fermées » (chaussures fermées). Il y a un risque : s’il fait chaud, ça peut camenbérer, comme on dit au Sénégal ! A votre avis, que veut dire camembérer ? Puer des pieds… Au Mali, les élégants choisissent le sentimental, chaussure de ville à bout pointu. Où cela va-t-il se nicher ?

 

Avoir une grande bouche

Être bavard – Niger

Comme partout, en Afrique, il y a des bavards. A Niamey, ceux qui adorent parler ont une grande bouche. Leurs cousins de Bangui (République africaine) ont la bouche qui marche. Et ceux de Cotonou (Bénin) ont la bouche sucrée.

 

S’en-fout-la-peur

 

Téméraire, intrépide – Afrique de l’Ouest

Il n’y a pas plus imagé que intrépide ? Ben si : s’en-fout-la-peur.
Au Congo Kinshasa, il n’y a pas plus court que avoir la frousse ? Ben si : frousser.

 

Chercher palabre

Faire palabre, chercher palabre – Côte d’Ivoire

Palabre a le sens de discussion, oui mais aussi celui de querelle : « Ne te fâche pas, c’est pas palabre ! » En effet, à trop durer, une palabre peut s’envenimer et tourner à la dispute. Il faut alors aller chercher des amis pour régler la palabre (mettre fin au conflit). « – Toi, là, tu cherches palabre, non ? – Si tu étais arrivé à l’heure, je ferais pas palabre. »

Partout en Afrique, on palabre (on discute longuement). Il existe même des arbres à palabres, sous lesquels on s’installe, dans les villages, pour discuter des questions importantes. Palabre vient de l’espagnol palabra qui veut dire « parole ».

 

Mordre le carreau

 

Être vaincu – Burkina Faso

Être battu à plate couture, vaincu… Comme celui qui a été jeté à terre au cours d’une lutte. C’est peut-être pire que de « mordre la poussière », comme on dit en France.

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C’est caillou

 

C’est caillou – Burkina Faso

C’est dur ! Sur le chemin de la vie, il y a des cailloux et l’on peut trébucher

 

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→ « autour du mot exil »

 

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Chronique du 12 octobre 1997 sur la technique Jean Pierre Siméon, Quoique

Chronique du 12 octobre 1997 sur la technique

Jean Pierre Siméon, Quoique

 

Non vraiment, je ne puis plus me taire. Il y a trop longtemps que les puces me démangent et que les souris me courent sur le haricot. Quitte à passer pour un réactionnaire de la pire espèce – ce dont j’essaierai cependant de me défendre – il faut, comme disaient les personnages de Molière, que « je décharge ma rate ». Les puces et les « tiques », voulez-vous savoir, pour le dire dans la bonne et franche langue du peuple qui grâce à Dieu, n’est pas encore de bois, ça me gonfle, ça me court, ça me frise les moustaches, ça me met les boules, ça me brise les coucougnettes, bref j’en ai ma claque.

Je parle, vous l’avez compris, non pas des puces sauteuses et des tiques suceuses, mais de ces bidules électroniques et de ces techno-machins en tout genre qui prétendent nous faciliter la tâche de vivre : informatique, télématique, bureautique, biotique, cinétique, diététique, robotique, je vous laisse continuer la liste.

Encore une colère, dites-vous ? Oui da. Un homme en colère est un homme sain et je travaille à ma santé. Bref. Quel moustique me pique ? Est-ce que je ne croirais pas au progrès, voudrais-je ignorer les bienfaits de la science, les avancées de la technologie et leurs effets heureux sur la recherche médicale, la diffusion du savoir, le confort quotidien ?

Non, je n’ignore ni ne méprise. Ce qui m’escagasse, c’est le technicisme régnant, l’automatisation systématique, et la volonté que cela trahit de tout rationaliser, organiser, programmer en vue de la sacro sainte efficacité. La technique, je n’ai rien contre, c’est l’instrument de la vie qui se construit : l’abeille, l’oiseau, le castor ont leur technique. Mais justement, elle doit demeurer un instrument pour bâtir l’homme et ce qui sert le devenir de l’homme. Or, par un pervers renversement de logique, voilà que la technique instrumentalise l’homme. C’est l’homme en effet qui. en cette fin de millénaire, modelant son comportement sur la rigueur froide et sans surprises des machines savantes, devient un automate. C’est inéluctable : à mesure que son environnement s’automatise, l’homme fait de même. Distributeurs automatiques, portes automatiques, barrières automatiques,- retraits et prélèvements automatiques, répondeurs automatiques, je vous laisse continuer la liste. On y gagne du temps. Soit. Mais on y perd l’autonomie, l’intention, l’invention et la responsabilité. Mettez un homme devant un ordinateur : c’est l’ordinateur qui commande le geste et il arrive le plus souvent que l’intention initiale, libre et spontanée, de celui qui s’en sert, se soumette, par la force des choses, aux injonctions du programme.

Car si raffinés soient les programmes informatiques, ils ne peuvent épouser votre désir forcément imprévisible, par nature capricieux. Et parce que chacun est par bonheur différent, le modèle uniforme que l’ordinateur propose ne peut répondre à sa demande exactement. Il y répond en gros et l’utilisateur est contraint de se soumettre, abdiquant par là- même des particularités de son désir propre. Voyons, qui de vous n’a pas été pris de colère devant un minitel têtu ou un distributeur de billets SNCF ? La machine demande un individu conforme, conforme aux besoins et aux intentions qu’elle a prévu qu’il aura. Seulement, on ne met pas la vie en équations, on ne met pas une conscience, si modeste soit-elle dans ses exigences, dans le moule des prévisions statistiques.

La vie et la conscience restent – pour combien de temps encore ? – rebelles, irréductibles à l’uniformité, ingouvernables, impensables dans leur totalité. Le danger de la machine informatique est qu’elle vous conduit doucement à rentrer dans le rang des comportements moyens, les seuls qu’elle soit capable d’imaginer.

Par exemple, la machine informatique apparemment ne supporte pas les prénoms composés. Ce doit être trop long : aussi pour elle je me nomme toujours Siméon Jean. Jean est un joli prénom, j’en conviens, mais de quel droit me coupe-t-elle ainsi à moitié ? Mon ami Jean-François Manier, qui est un esprit rebelle, n’arrivait pas à faire comprendre à sa banque qu’il habite non pas Le Chambon-sur-Ligno mais Le Chambon-sur-Lignon. Il paraît que la machine ne pouvait pas faire mieux. Remarquez que quand il a menacé de retirer le dernier zéro à tous ses comptes, la machine, qui a quelques bons réflexes, a obtempéré et produit un complet Le Chambon-sur-Lignon.

Des queues de cerise ? Oui, mais un symptôme aussi. Je ne dis pas qu’il faille supprimer la machine informatique, pardi, mais si nous ne luttons pas pied à pied contre le nivellement des individus qu’elle implique, elle fera de nous à échéance des clones de l’homo informaticus moyen sans un poil qui dépasse.

J’ai une autre raison de m’inquiéter de la prolifération des petits cubes lumineux. C’est que bientôt les trois quarts des faits et nécessités de notre existence passeront par eux, et comment s’il vous plaît ? Dans des représentations chiffrées, numérisées, abstraites, images simplifiées et systèmes de symboles. Sur l’aplat de l’écran, que reste-t-il de la vie, de ses reliefs et de ses mouvements ? Où l’odeur, le toucher, la saveur ? Nous nous retirerons de la vie chaude, froide, humide, brutale, caressante, concrète pour entrer dans le royaume de l’abstraction propre et immuable. Le danger ici, c’est la perte du réel. Télévision, jeux vidéo, micro- ordinateurs, Internet, pour les générations qui viennent l’essentiel de la réalité sera perçu sur l’écran, une réalité donc transposée, artificielle et organisée par d’autres que ceux qui regardent cet écran. Il faut méditer sur le double sens du mot écran : ce qui cache autant que ce qui donne à voir.

C’est d’ailleurs une tragique erreur que de donner à croire qu’Internet nous livre le monde. Il ne livre qu’un immense vrac d’informations, puzzle infini d’images et de textes, une réalité en miettes. C’est ailleurs qu’un enfant toujours comprendra quelque chose du monde, en laissant glisser le sable entre ses doigts, en portant la neige blanche à ses lèvres ou en grimpant à des branches qui lui déchirent les genoux et les mains.

Voici pour finir une citation de l’écrivain Fred Vargas : « La connerie militaire et l’immensité des flots sont les deux seules choses qui puissent donner une idée de l’infini ».

Sans rapport avec ce qui précède.

Quoique.

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Quoique, Jean-Pierre Siméon CHRONIQUE du 25 Janvier 1998

 

 

Quoique, Jean-Pierre Siméon

CHRONIQUE du 25 Janvier 1998

 

« Nous prévoyons une production annuelle de 500 bébés par an ». L’homme qui fait cette annonce avec la tranquille assurance d’un fabricant de conserves ou de pylônes électriques est Richard Seed, un physicien américain.

Ce dont il s’agit, chers amis, (vous en souvenez-vous encore ? C’était il y a quinze jours, mais des strates d’informations se sont accumulées depuis), ce dont il s’agit, c’est de clonage humain. Au lendemain de cette annonce aussi cynique que désinvolte, nous avons eu droit, bien sûr, à quelques nobles mouvements d’émotion et d’indignation. Puis plus rien, ou presque. Le train-train des préoccupations économiques, politiques et sportives a repris comme si de rien n’était.

Voilà, dites-moi, un silence assourdissant. Parce que si l’on avait un souci minimum du destin de l’humanité, le sens le plus élémentaire de nos responsabilités face aux générations futures, on ne parlerait que de cela. Qu’il y ait des scientifiques, car .Richard Seed n’est pas seul à en concevoir le projet, pour envisager sérieusement la fabrication en laboratoire de clones humains, cela devrait susciter sur la planète entière un immense effort de réflexion, un débat qui excède de beaucoup une simple et brève condamnation morale qui ne résout rien.

Je tiens pour ma part la réalisation probable à plus ou moins longue échéance de ces ersatz d’hommes pour un des événements les plus graves du millénaire qui s’achève, d’une portée au moins aussi chargée de conséquences que la

découverte de l’énergie atomique, ou les premiers pas de l’homme sur la Lune.

Sauf que dans le cas présent c’est la notion même d’espèce humaine qui est en jeu. Il est patent que cette nouvelle sorte d’êtres qu’on prétend créer, prévisibles et prédéterminés dans leurs caractères physiques et génétiques, constituerait ipso facto une classe d’individus à part, dépossédés de ce qui fait l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’originalité irréductible de chacun. Ce qui se perdra ainsi, c’est nécessairement la liberté et la dignité de la personne. Quel sera le destin psychique et affectif d’un clone non pas issu du riche hasard de la toujours surprenante combinaison des gènes d’un homme et d’une femme, non engendré de l’amour (est-ce que cela ne compte pas ?) mais réduplication servile d’un modèle biologique ?

Oh ! certes, une bonne part de la communauté scientifique a émis des protestations, le généticien français Axel Kahn notamment, mais souvent hélas non pour contester le principe mais le caractère prématuré de l’expérience qui en l’état actuel des connaissances ne donne aucune garantie quant à la qualité du clone. On évoque ainsi mortalité infantile, cancer ou vieillissement précoce. Mais le problème n’est pas là. Car avec le temps on peut prévoir que la technique perfectionnée permettra de résoudre ce genre de, disons, « difficultés ». Le problème n’est pas technique, il réside, intellectuel, philosophique et moral, dans le principe même. Le fait est que Bill Clinton a refusé de financer ces travaux d’apprentis sorciers, mais c’est scandaleusement répondre par un argument économique à une question éthique. Du reste il n’est question, aux Etats-Unis, que de voter un moratoire de cinq ans. Et rien, on le sait, n’interdit là-bas à un laboratoire privé de poursuivre les recherches. Il suffit qu’à un savant fou s’allie un milliardaire mégalomane pour que la fiction devienne réalité et nous ne serons pas loin d’un scénario à la X files. En Europe où, par bonheur, les vieux idéaux humanistes ont encore la peau dure, la condamnation est plus radicale et semble-t-il plus définitive. Mais cela non plus ne résout rien. Car s’il n’y a pas de clones chez nous mais qu’ailleurs ils apparaissent, nul, nulle part, n’échappera à la reconsidération du concept d’homme. Ce n’est pas alors à un recul de civilisation à quoi nous aurions affaire mais à un désastreux bond en avant dans la déchéance morale de l’humanité. Dire cela, il faut cependant ici le répéter, ce n’est pas flatter d’infantiles frayeurs devant les progrès de la science.

Oui la science avance et elle a raison. Rien ne doit être interdit à la connaissance, mais apprendre et inventer n’est profitable et légitime que pour autant qu’on domine les effets de son savoir et qu’on exclut comme hypothèse mortifère ce qui réduit l’homme. Il y a longtemps déjà que Rabelais le sage a formulé pour nous tous cette loi intangible dont notre siècle technomaniaque est hélas fort oublieux : « Science sans conscience n’est que mine de l’âme ». Nous manifestons, et je ne suis pas le dernier à le faire, contre le chômage et les massacres en Algérie, contre le sida et les mines antipersonnelles. Cela est bien. Mais citoyens responsables et garants d’un avenir acceptable pour l’humanité prochaine, nous devrions manifester dans toutes les rues du monde contre les fantasmes morbides des apprentis sorciers. Ce que nous laisserons faire aujourd’hui, ce sera, peut-être, la ruine de l’homme, demain. Le jour où naîtra le premier clone humain ce sera pour nous tous une défaite que rien n’effacera.

Je finirai par une citation de Jean Giono qui a tout à voir avec ce qui précède : « Tant qu ‘on invente dans la mécanique et pas dans l’amour, on n’aura pas le bonheur ».

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Entrer dans l’anthologie par un corpus de textes sur les dérives techniques et scientifiques

              « L’humain, et après ?… »  

 Interroger les dérives technologiques ou scientifiques

Niveau BTS 

 

 

 

Gwenn-Aëlle Geffroy

Lycée Montebello, Lille

 

 

Niveau : BTS 1ère année

 

Objet d’étude, thème du programme : Culture générale

 

Objectifs généraux du projet : Réfléchir aux menaces pour l’homme que peuvent constituer les dérives technologiques ou scientifiques ; argumenter à l’écrit

 

Corpus :

Virgil Gheorghiu, La vingt-cinquième heure, anthologie p. 295

Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, anthologie p. 340

Frédéric Brown, Les Grands Découvertes.III. L’immortalité, anthologie p. 344

Julia Kristeva, « Quelques principes pour l’humanité au XXIème siècle », anthologie p. 353

 

Prolongements :

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, anthologie p. 343

Jean-Pierre Siméon, Quoique, chronique sur la technologie (texte en écho)

Jean-Pierre Siméon, Quoique, chronique sur le clonage (texte en écho)

 

Pistes : sujets et activités possibles :

 

Recherche d’une problématique pour une synthèse

 

Ecriture d’une synthèse : Vous proposerez une synthèse des quatre premiers documents

Exposés d’élèves sur le clonage et sur ses vertus thérapeutiques ; sur l’utilisation des robots en chirurgie et sur certaines avancées médicales ; sur les mythes liés à l’immortalité ; sur Prométhée ; sur Frankenstein ; sur des films ou romans en lien avec la problématique (…)

Ecriture personnelle : Pensez-vous que les prophéties du personnage du roman de La vingt-cinquième heure sont ou pourraient être réalisées ? Vous argumenterez votre réponse en faisant appel à votre culture personnelle et en vous aidant des textes proposés.

 

Variante pour une écriture d’invention, par exemple en classe de Première (La question de l’homme) : Un personnage du XXIème siècle répond sous forme de lettre au personnage de La vingt-cinquième heure et argumente sa réponse à ce constat pessimiste de « barbarie technique ».

 

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Entrer dans l’anthologie par un sujet de devoir sur le pouvoir des mots

Sujet de devoir type EAF (ou parcours possible dans l’anthologie)

 Le pouvoir des mots  

Gwenn-Aëlle Geffroy

Lycée Montebello; Lille

 

 

Niveau : 1ère

 

Objet d’étude, thème du programme : Le roman et ses personnages / La question de l’homme

 

Objectifs généraux du projet : Réfléchir sur le pouvoir de la littérature ;  lire et écrire

 

Corpus : textes issus de l’anthologie :

Spojmaï Zariâb, Ces murs qui nous écoutent, p. 60

Charles Juliet, Lambeaux, p. 63

Abdouran Ali Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique, p. 18

Jon Kalman Stefanson, Entre ciel et terre p. 364

 

Question : Comment les auteurs du corpus représentent-ils la littérature ?

 

Commentaire : Vous commenterez l’extrait de Lambeaux de Charles Juliet

 

Dissertation : Propositions de sujets :

 

1/ Que peut apporter la littérature à l’homme / à la vie humaine ?

2/ En quoi la littérature peut-elle éclairer la vie humaine ?

3/« Certains mots sont probablement aptes à changer le monde, ils ont le pouvoir de nous consoler et de sécher nos larmes. Certains mots sont des balles de fusil, d’autres des notes de violon. Certains sont capables de faire fondre la glace qui nous enserre le cœur et il est même possible de les dépêcher comme des cohortes de sauveteurs quand les jours sont contraires et que nous ne sommes peut-être ni vivants ni morts », affirme Kolbeinn dans Entre ciel et terre de Jon Kalman Stefanson. Quel est pour vous le pouvoir des mots, de la littérature ?

Invention : propositions de sujet à partir de l’extrait de Ces murs qui nous écoutent :

1/ Vous donnerez la parole aux livres enterrés de Spojmaï Zariâb

2/ Vous poursuivrez le dialogue entre ces deux personnages. Ils débattent, échangent sur les livres et leurs apports.

3/ Le personnage narrateur réagit à l’aveu de son collègue. Vous écrirez son discours et pourrez éventuellement donner la parole à celui qui a « enterré les livres »

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Lydie SALVAYRE , Contre

CONTRE, Lydie SALVAYRE, 2002 (début du texte) – http://remue.net/cont/Salvayre04Contre.html

 

Je passais dix années dans une étrange république.

Un jour j’ouvris les yeux et je me vis. Mon visage était laid. J’avais le rire faux, l’âme neurasthénique. Une main m’empoignait la poitrine, et la tordait. Ma vie, je la portais comme on porte son sac.

Je sus qu’il fallait fuir.

Je pris des autoroutes. Je traversai des mers, des fleuves et quatre continents. J’avançais vite et sans me retourner. Comme on s’évade après un meurtre. Parfois, je fus tentée de renoncer à ce voyage et revenir à mon sommeil abject. Mais jamais, cependant, je ne relâchais mon rythme. Je voulais m’écarter d’un pays où les hommes s’éteignent à force de se soumettre.

Me voici parmi vous, après ma longue nuit.

Et revenue à moi.

Avez-vous vu un homme ?

Je cherche un homme.

Je cherche un homme dont la langue soit lasse de lécher.

Je cherche un homme avec six couteaux dans ses poches, et, à la bouche, mille injures d’Espagne, prêtes à foudroyer.

Dans la république d’où je viens, les hommes reculent apeurés lorsqu’on tente vers eux un geste de douceur ainsi que font les bêtes longtemps abandonnées. N’y a-t-il pas là de quoi surprendre ?

Dans la république d’où je viens, on se montre friand de commémorations  diverses au premier rang desquelles figure celle-ci, directement héritée des barbares, qui consiste à fêter les grands massacres de l’Histoire avec force fanfares, drapeaux, discours et défilés, le tout fort vibratoire.

Dans la république d’où je viens, les amants amoureux d’amour ne meurent plus et s’envoient des e-mails truffés d’insignifiance et de noms de volailles.

Un tel comportement, au demeurant exempt de tout risque infectieux, ne compromet-il pas l’avenir sexuel d’une grande nation, et son avenir tout court ? Ne risque-t-il pas à la longue d’amièvrir sinon de torpiller une culture où la grâce de l’écrit trouve son fondement dans l’ardeur voluptueuse, et vice versa ?

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Ecrire à partir de « L’empreinte à Crusoé » de Patrick Chamoiseau

Entrer dans l’anthologie par des écrits d’invention 

Gwenn-Aëlle Geffroy

Lycée Montebello Lille

1) Ecriture d’invention à partir de L’empreinte à Crusoé de Patrick Chamoiseau

(pp. 34-35 de l’anthologie)

 

 

Niveau : Littérature et société, 2de / 2de / 1ère

 

Objet d’étude, thème du programme : Littérature et société : Regards sur l’autre et sur l’ailleurs ; Genres et formes de l’argumentation, 2de ; La question de l’homme, 1ère

Objectifs généraux du projet : Ecrire dans les creux du texte, à partir de la phrase « La vie d’un homme n’a de Sens que s’il la vit sous l’exigence la plus élevée possible : n’être ni un animal, ni un de ces sauvages qui infestent le monde »

 

Sujets possibles :

1/ Vous écrirez le discours de Robinson adressé à « un de ces sauvages qui infestent le monde ».

 

2/ En lien avec l’étude de formes de l’argumentation, par exemple de Fables de La Fontaine : Vous écrirez un apologue, une fable illustrant cette citation sur le sens de la vie de l’homme

 Texte écho, prolongement :

Contre, Lydie Salvayre (2002)

      2) Ecriture d’invention à partir des « Boulettes » de Jean-Jacques Greif 

 p. 315 de l’anthologie 

   Niveau : Première

Objet d’étude, thème du programme : Les réécritures / La question de l’homme

Vous réécrirez à votre tour une fable de La Fontaine en en proposant une actualisation. Vous tenterez, comme Jean-Jacques Greif, de dresser la satire d’un travers de notre temps.

 

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Imagine que tu es une femme ….Regards sur l’autre et sur l’ailleurs

Imagine que tu es une femme …

Regards sur l’autre et sur l’ailleurs 

 

Gwenn-Aëlle Geffroy

Lycée Montebello  Lille

 

 Niveau : Littérature et société, Seconde

 

Objet d’étude, thème du programme : Regards sur l’autre et sur l’ailleurs

 

Objectifs généraux du projet : Réfléchir à la condition imposée à certaines femmes dans le monde, à la censure et à ses contournements ; lire l’image dans sa complexité ; s’ouvrir à d’autres littératures

 

lecture

Badriya Al-Bishr, Imagine que tu es une femme…, anthologie p. 278 (Arabie Saoudite)Shariar Mandanipour, En censurant un roman d’amour iranien (Iran)Naïri Nahapétian, Dernier refrain à Ispahan (Iran)Ramita  Navaï , Vivre et mentir à Téhéran (Iran)Lecture cursive : l’un des deux romans iraniens, ou Syngué sabour, Atiq Rahimi (Afghanistan)

culture humaniste / histoire des arts

Concernant l’Iran : son histoire, la femme :-       Extraits de Persepolis, Marjane Satrapi (planches de B.D. ou extraits du film)-       Photographies de Shadi Ghadirian (ex : séries Qajar, http://shadighadirian.com/index.php?do=photography&id=9Extraits d’iraniens, film de Mehran Tamadon (2014)Extraits de Taxi Téhéran, film de Jafar Panahi(2015)Concernant l’Afghanistan : Extraits du film Syngué sabour d’Atiq Rahimi

Types d’écrits travaillés

Ecrits d’invention

oral

ExposésInterprétations des photographiesEchanges à partir des textes et problématiques abordées

 

 

Séance 1 :

–       Lancement de la séquence par l’écriture à partir de Imagine que tu es une femme… de Badriya Al-Bishr, p. 278 :

« Vous dénoncerez le sort imposé à une catégorie de personnes de votre choix  et écrirez un texte dont chacune des phrases commencera par « Imagine que ». Vous inciterez ainsi votre destinataire à se mettre à la place de la victime dont vous prenez le parti. »

–       Lecture de productions

–       Lecture de l’extrait d’ Imagine que tu es une femme… ; échanges

 

Séance 2 :

Recherches par groupes sur:

–         le statut des femmes dans certains pays (Arabie Saoudite, Iran, Afghanistan et/ou autres pays au choix du professeur voire de l’élève ou des groupes) ;

–         sur l’histoire de l’Iran ;

–         sur Marjane Satrapi

 

Séance 3 :

–       Exposé oral des recherches

–       Projection du début de Persépolis (histoire de l’Iran)

 

Séance 4 :  extraits 1 et 2 d’En censurant un roman d’amour de S. Mandanipour :

–       La distance adoptée par le narrateur

–       L’originalité de l’écriture

–       La représentation de la censure

–       Ecriture :  Vous raconterez à votre tour une des scènes du possible roman d’amour (ex : Dara prend la main de Sara) en utilisant des modalités de contournement de la censure (allusions, périphrases, métaphores…)

 

Séance 5 : Travail à partir de la série Qajar de Shadi Ghadirian :

http://shadighadirian.com/index.php?do=photography&id=9 )–      

–      Echanges sur les impressions, sur les lectures possibles de l’image.

–       Eclairage de West by East 1 par la lecture de l’extrait 3 du roman de S. Mandanipour

–       Ecriture, au choix – puis lecture des productions :

Qajar 16 :

Vous écrirez le monologue de la femme devant le miroir. Quelles réflexions se fait-elle intérieurement sur son identité, sur nous – qu’elle regarde à travers le miroir (regard sur l’autre et sur l’ailleurs) ?

Qajar 45 : (livres)

A/Un spectateur (vous ou un personnage de votre choix) regarde ces deux femmes. Il s’adresse à elle, intérieurement ou directement, et exprime ses pensées.

B/ Vous donnerez la parole à l’une des deux, qui nous regarde. Votre texte évoquera les livres vus dans le miroir.

Qajar 45 : (pepsi)

Dans son décor oriental et dans une pose inspirée des photos Ghadjar, cette femme iranienne nous regarde et nous montre un des symboles de notre modernité en Occident. Elle s’adresse à nous, en nous invitant à nous regarder nous-mêmes en elle (qu’est notre modernité ?) et en nous invitant à adopter un certain regard sur elle-même (lequel ?).

West by East 1 :

Cette jeune fille plus occidentalisée regarde toutes les femmes précédentes et ce pays. Quelles sont ses pensées intérieures ?

 

Séance 6 :  Prolongements sur l’Iran et sur les modes de contournement de la censure et autres obligations faites aux femmes

–       Extraits de Dernier refrain à Ispahan de Naïri Nahapetian et/ou de  Vivre et mentir à Téhéran Ramita  navai

–     Extrait d’Iraniens, dialogue avec les Mollahs à propos de l’autorisation de la voix féminine  (4mns de 1’29 à 1’33)

–       Extraits de Persépolis, Marjane Satrapi

Séance 7 : Ecriture – devoir de lecture cursive : sujet au choix à partir du roman de S. Mandanipour :

1/ Le censeur Monsieur Petrovitch a lu le roman de S. Mandanipour. Il écrit à l’auteur pour lui faire part de ses réactions et pour lui donner sa décision en ce qui concerne la publication de ce texte. Vous ferez allusion à certains passages de l’œuvre.

 

2/ Vous écrirez un extrait du roman d’amour que l’auteur tente d’écrire. Vous insérerez des passages qui ne pourraient pas être publiés en Iran et utiliserez les modes de contournement de la censure évoqués (mots ou phrases barrées ; utilisation d’images et de périphrases…)

Exemples de production d’élève :

Premier exemple :

Second exemple :

Troisième exemple :

Quatrième exemple :

PROLONGEMENTS POSSIBLES : Ouverture sur la question de la femme en Afghanistan, à partir, par exemple, d’extraits du film d’Atiq Rahimi