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Lecture analytique « Le spleen de Casablanca » Laâbi

Véronique Perrin

Lycée Voltaire wingles

Lecture analytique n°3 – Le Spleen de Casablanca, Laâbi (1996)

 

Introduction :

Ecrivain marocain de langue française, né à Fès en 1942, dans une famille d’artisans, Abdellatif Laâbi a été professeur de français. Il a participé à la création du  Théâtre universitaire marocain , en 1963, et a fondé, en 1966, avec d’autres poètes marocains, la revue « Souffles » (Anfas en arabe). Parallèlement, il s’est impliqué dans l’action politique, s’opposant au régime du roi Hassan II. En 1972, il est arrêté, torturé, mis en prison. Il passera plus de huit ans incarcéré. En 1985, il quitte le Maroc pour la France, où il poursuit sa carrière littéraire et devient traducteur.

Bibliographie : Le soleil se meurt (poésies – 1992) ; L’Etreinte du monde (poésies, 1993) ; Exercices de tolérance (théâtre – 1993) ; Le Juge de l’ombre (théâtre – 1994) ; Le Spleen de Casablanca (poésies – 1996).

A propos du Spleen de Casablanca, A. Laâbi écrit : « Ce livre est celui d’un tournant. Ecrit pour une part au Maroc, pour l’autre en France, il se déroule comme le journal de bord d’un impossible retour. Le pays que j’ai cru retrouver s’éloigne et m’éloigne de nouveau. La séparation a, cette fois-ci, le goût amer de la perte. J’ai cessé de chercher une place, ma place quelque part. »

 

Problématique : Comment le poète exprime-t-il l’expérience traumatisante du retour d’exil ?

 

I.                   La perte des racines

Le poème se construit sur une situation inattendue : alors que le retour au pays natal devrait être joyeux, Casablanca n’est plus rien pour lui.

1.     La description de Casablanca

–          Le lieu est désagréable : le recueil s’ouvre sur le bruit de la ville, comme une agression.

–          Les notations descriptives sont brèves et sèches : les immeubles cachent le soleil ; les voitures règnent / comme n’importe quel tyran ;   les trottoirs sont défoncés. les arbres font pitié. La personnification des deux premiers éléments par les verbes utilisés leur donne des intentions néfastes.

–          La périphrase de la cité de ciment et de sel, qui évoque la proximité de la mer, insiste sur le caractère inhospitalier des lieux par les compléments de matière.

–          Casablanca n’est que l’ombre d’elle-même : elle est l’exact cliché inversé d’une ville méditerranéenne ensoleillée : tant l’été se confond avec l’hiver. Elle est marquée par la grisaille (ce gris matin).

–          De retour, le poète semble devoir faire le deuil de sa ville natale : en ce petit matin, le poète est sensible à la douleur qu’il recueille / (à) la gerbe de doutes qu’il (lui) offre. Couronne mortuaire, recueillement et souffrance se connotent à l’enterrement.

–          Ce paysage atone correspond à l’état d’âme du poète : ce gris matin est loyal / Je lui sais gré du spleen qu’il répand.  

–          Le poète est saisi de doutes quant à son retour.

 

2.     La coupure  face aux racines

–          Le divorce semble consommé face à la culture dont il ne partage pas les valeurs machistes : les cafés sont  réservés aux hommes : les femmes, à raison /  ont peur qu’on les regarde.  La locution adverbiale « à raison » le signale.

–          Casablanca se connote aussi dans son esprit à la dictature qu’il a subie puisque la comparaison à n’importe quel tyran pour qualifier les voitures paraît un peu inopinée.

–          Il s’agit pourtant du retour au  pays de (leur)  jeunesse. Le lieu devrait donc être chargé d’émotions et de nostalgie. Il n’en est rien.

–          Le retour d’exil est vécu comme un apprentissage difficile, et non comme une émotion instantanée : j’apprends le dur tier du retour ; J’essaye de vivre /  la tâche est ardue. Les mots attachés au labeur surprennent et les sonorités dures renforcent la difficulté.

–          Le poète subit les conséquences de l’exil, qui  détruit la capacité de s’émouvoir, par nécessité peut-être de s’endurcir. Le siècle prend fin / dit-on / Et cela me laisse indifférent. Loin d’être une expérience enrichissante, une source de découvertes,  l’exil anesthésie :  Ô comme les pays se ressemblent / et se ressemblent les exils. Le chiasme donne une impression de miroir : « pays » et « exils » se reflètent de part et d’autre du verbe « se ressembler ». Rien n’a de goût.

–          Le poète ne se sent ni sédentaire ni nomade : je ne suis pas ce nomade / qui cherche le puits / que le sédentaire a creusé. Il est plus marginal que les peuples marginaux : Je bois peu d’eau / et marche / à l’écart de la caravane. L’exil a fait de lui un nomade contraint qui n’aspire plus à rencontrer / à retrouver le sédentaire. Il ne cherche plus à réintégrer quelque groupe que ce soit.

 

=> L’exil est donc une expérience traumatisante qui détruit l’individu.

 

II.                La perte d’identité

1.     Un homme dépossédé

–          Sa poche crevée suggère un certain dénuement,  qui rappelle la misère du poète de « Ma Bohème » (Rimbaud), la joie de l’errance en moins.

–          Les nombreuses constructions négatives ou restrictives renforcent cette impression de manque : je n’ai que ta main (l’amour) ; tes pas ne sont pas… ; sans passer ; j’ai de rendez-vous avec personne ; je ne suis pas ce nomade… ; Quoique le suivant / ne me dise rien qui vaille ; mes idées n’ont plus d’ombre ni d’odeur ; il n’y a plus que ma tête.

–          Le poète semble aussi dépossédé tour à tour (au fil de ses déménagements ?) de ses amis : Et j’ai peur, très peur / de perdre encore un vieil ami. Il vit cela comme une déchirure (J’ai peur, très peur) puisque la foi en l’autre semble le dernier espoir qui l’anime (je cherche dans les  yeux une lueur / un  bourgeon dans les paroles). Mais la fuite du temps se mesure  par l’effacement progressif des êtres qui nous entourent : Visage après visage / meurent les ans. Ces disparitions condamnent l’espoir. je n’ai de rendez-vous / avec personne.

–          C’est un homme sans désir :  il ne semble plus avoir soif symboliquement de connaissances : je bois peu d’eau. Il ne cherche plus le puits (celui au fond duquel  la vérité serait cachée selon l’expression ?)

 

2.     Un homme désincarné

–          Il revêt une apparence fantomatique : Mon corps a disparu ; n’a plus d’existence biologique (je bois peu d’eau). Son corps semble mort : Il n’y a plus que ma tête.

–          Il se réfugie dans le monde de la pensée, mais c’est une pensée totalement déconnectée de la réalité : Mes idées n’ont pas d’ombre pas plus d’odeur. Est-ce une manière de sous-entendre qu’en pensée, il n’aspire même plus aux bonheurs terrestres et sensuels ?

–          Cet homme dématérialisé ne laisse plus d’empreinte nulle part : Tes pas ne sont pas de ces pas / qui laissent des traces sur le sable. A force d’être partout, il est nulle part. Il « passe ». Le sable est  symbolique de la mouvance et de l’instabilité et de la traversée du désert. Dans tu passes sans passer, on peut aussi entendre  « sans passé ».

 

=>   Si l’homme se dématérialise, il en va de même de  son écriture.

 

III.             L’écriture poétique : une expérience du silence

1.     L’exil intérieur

–          Ce poème lyrique est saturé de « je ». Le vocatif  « ô » et l’adverbe exclamatif  « comme » lui donnent une tonalité élégiaque.

–          Dans le premier texte, le « tu » auquel s’adresse le poète est  une personne à part entière (la femme aimée ?…) : je n’ai que ta main pour réchauffer la mienne. Mais très vite ce pronom personnel semble l’alter ego du poète (cf. le deuxième texte) : enfermé en lui-même, le poète soliloque.

–          En effet, à qui  s’adressent les questions sans réponse : Si je sors / Où irai-je ?  –  Où s’en est allé, dis-moi / le pays de notre jeunesse ? Le « tu » semble être interchangeable et ainsi perd donc toute existence réelle.

–          Une réalité demeure toutefois : celle de l’écriture refuge : ma grotte est en papier. L’auteur attendrait tout de la parole : Je cherche (…) un bourgeon dans les paroles. Mais puisque le lien à l’autre se perd ; reste donc la parole pour soi, l’écriture. Là aussi,  la matière du papier suggère un refuge fragile : que peut cette grotte contre la ville de ciment ? La métonymie de la plume désigne l’écriture, là encore, de façon légère, même s’il en possède une bonne provision. Ecrire pour essayer (envers et contre tous) de vivre, ce n’est pas gagné : la tâche est ardue.

 

2.     La mort de la poésie ?

–          La poésie paraît elle-même se détruire : moderne, sans ponctuation, en vers libres et blancs, elle se rapproche quelque peu de la prose.

–          Son vocabulaire est assez prosaïque, très simple : Les trottoirs sont défoncés – Et de quoi faire du café.  L’expérience destructrice de l’exil se marierait mal avec une esthétique de la préciosité.

–          Certains vers sont très courts (deux syllabes : Et puis – dit-on), antipoétiques au possible. L’écriture s’essouffle.

–          La mise en page souligne l’expérience du vide par la grande place accordée au blanc. En haut de page, les poèmes évoquent Casablanca ; ceux d’en bas, plus brefs, prennent un caractère plus existentiel. Le pessimisme domine. Je me sentirai perdu / à tout âge. – le (siècle) suivant / ne me (dit) rien qui vaille.

–          La poésie est en passe de se dissoudre, à l’instar des vers suivants : Tes pas ne sont pas de ces pas / qui laissent des traces sur le sable / Tu passes sans passer. Les deux homophones « pas » se confondent et ils se dissolvent dans le verbe « passer ». L’impression auditive est indifférenciée. L’assonance en « a » et l’allitération en « s »  renforcent cette impression. Les sons, doux, s’amenuisent : tout comme le poète, c’est à peine si la poésie laisse des traces sur le papier.

 

Conclusion :

–          Poème lyrique profondément douloureux : l’exil est une déchirure irrévocable ; le retour au pays n’est plus guérison.

–          Les racines sont à jamais perdues.

–          Expérience d’une destruction de soi. Le poète semble écrire pour exister encore mais même l’écriture poétique semble vouée à disparaître.

–          Le poète ne peut plus se réfugier dans la nostalgie du passé comme Du Bellay a pu le faire en écrivant Les Regrets.

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