Imprimer l'article

Velibor Colic , Les Bosniaques

Les Bosniaques, Velibor Colic, 1994, traduction de Mireille Robin, 2000

Ecrivain né en 1964 en Bosnie , Velibor Colic perd tout pendant la guerre. Enrôlé dans l’armée bosniaque et déserteur, il fera l’expérience des combats et de l’emprisonnement. Il vit actuellement en France

ADEM

Comme le premier homme, il s’appelait Adem (Adam). Nul d’entre nous ne connaissait son nom de famille. Il vivait avec sa mère à la périphérie de la ville, dans une maisonnette en briques crues. Dans sa prime enfance, Adem avait été attaqué par des oies qui lui avaient endommagé la colonne vertébrale. Depuis ce temps, il n’était qu’un homme à demi. Il avançait courbé comme la lame d’une faucille, il était marqué ― ce qui est en Bosnie la plus grande des malédictions, les personnes stigmatisées étant livrées à la rue.

Dans la rue, Adem y était le premier jour de la guerre. Sa tête de moineau ne pouvait pas comprendre de quoi il s’agissait. Il demandait ce qui se passait à ses concitoyens qui se hâtaient tous en quelque direction ; ceux-ci lui répondaient : « C’EST LA GUERRE, NOM DE DIEU. » La guerre, il en avait entendu parler tout au long des quarante années de sa vie, il s’en faisait une petite idée.

La ville se vidait.

Pour la première fois, Adem s’empressa de rentrer chez lui.

Là, dans sa maison, il se trouva nez à nez avec d’étranges soldats ; il comprenait leur langue, reconnaissait parmi eux certains de ses voisins, mais il n’arrivait pas à comprendre ce qu’ils lui voulaient. Ils étaient ivres, arrogants et ivres.

Ils le rouèrent de coups. Il n’était pas à même de supposer quelle part d’humiliation, pour lui comme pour eux, recelait ce passage à tabac. Il geignait doucement tandis que s’abattaient sur lui leurs pognes solides et saines, qu’il respirait leur haleine avinée. Jamais sa bosse n’avait été aussi lourde.

Quand il perdit connaissance, la nuit tombait, la première journée de la guerre en Bosnie s’ache­vait.

Quelques jours plus tard, nous vînmes à passer dans les faubourgs de la petite ville entièrement détruite. Quelqu’un eut l’idée d’aller jeter un coup d’œil dans la masure de briques crues qui, par prodige, était restée intacte.

Nous fûmes assaillis par une puanteur terrible, douceâtre.

Pour la première fois de sa vie, Adem se tenait droit.

Il était debout contre le mur de sa maison natale, empalé sur un pieu. On lui avait cassé la colonne vertébrale pour la redresser.

Modrica, Bosnie-Herzégovine, mai 1992

FILLETTE ANONYME

Devant une des rares maisons musulmanes du quartier serbe de Modrica, on découvrit, dans une bétonneuse, le cadavre broyé d’une fillette de neuf ans, nue.

Depuis le début de la guerre, il n’y avait plus d’électricité à Modrica. On avait donc dû tourner la bétonneuse à la main.

Modrica, Bosnie-Herzégovine, mai 1992

JOZO

Les gardiens du camp de concentration de Doboj traînèrent par les couilles le prisonnier Jozo jusqu’aux sanitaires de l’ancienne caserne de l’Armée fédérale transformée en prison.

Là, quand il se redressa enfin, il vit l’emblème serbe (les quatre « C ») dessiné sur un miroir au moyen d’excréments humains.

On l’obligea à le lécher.

Doboj, Bosnie-Herzégovine, avril 1992

Les  ravages de la guerre