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Sylvie Germain, Le livre des Nuits

Sylvie Germain, Le Livre des Nuits, 1985

III, « Nuit des Roses », chapitre 4

 

 

Un autre jour, alors que Mathurin, Augustin et Dieudonné Chapitel se tenaient épaules contre épaules au ras d’une tranchée d’où ils tentaient de repousser l’attaque d’un groupe de fantassins alle­mands, après une interminable mitraille le calme tomba abruptement. « Quel silence ! chuchota Mathurin, on se croirait au commencement du monde! — Au commencement, ou à la fin? » fit Dieudonné en scrutant l’immense paysage de cratères fumants qui s’étendait au ras de son regard. Mais ce n’était ni le commencement ni la fin du monde, tout juste une courte pause, le temps de recharger et de réajuster les tirs. Dieudonné n’avait pas plutôt posé sa question qu’un sifflement aigu de balles vint la trancher. Puis à nouveau le silence retomba, comme pour mieux souligner la réponse apportée. « Ben tu vois, conclut Augustin à l’adresse de Dieudonné, c’était pas la fin. » Mais Dieudonné n’ajouta rien de plus, il se contenta de laisser tomber son casque sur l’épaule d’Augustin. Un casque rempli à ras bord d’une matière blanchâtre et molle, fumante, qui se déversa dans les mains d’Augustin. Dieudonné, le crâne parfaitement décalotté et béant, scrutait toujours l’horizon.

À partir de ce jour les récits d’Augustin ne parlèrent plus que de boue et de sang, de faim, de froid, de soif et de rats. « … Nous avons passé trois jours terrés au fond d’un trou d’obus, encerclés par une mitraille continue. On a fini par boire l’eau croupie des flaques boueuses et même par lécher nos vêtements. Il gèle à pierre fendre, nos capotes craquent de croûtes de glace. Il y a avec nous des Noirs. Ils sont encore plus malheureux que nous, si cela est possible. Ils tombent tout de suite malades et ils toussent, ils toussent tout le temps, et ils pleurent. Si tous les gens savaient comme on souffre ici, comme c’est l’enfer ici, eh bien eux aussi ils tomberaient malades et ils pleureraient, sans plus pouvoir s’arrêter, jamais. Blanche, elle avait vu tout cela, elle avait tout compris, avant même que ça commence. C’est pour ça qu’elle est morte. Elle était trop douce, trop gentille, Blanche, alors elle est morte de chagrin. C’est vraiment trop de douleur. L’autre jour, un de ces Noirs est devenu fou. Cinq de ses camarades projetés en l’air par un obus sont venus s’écraser autour de lui, en morceaux. Alors il s’est assis au milieu de ces débris de corps et il s’est mis à chanter. A chanter comme ils chantent chez eux. Puis il s’est déshabillé. Il a jeté son fusil, son casque, a arraché ses vêtements. Il s’est mis tout nu. Et là, au milieu du cercle tracé par ses camarades en lambeaux, il s’est mis à danser. Je crois que les Boches en face étaient aussi étonnés que nous. Ça a duré longtemps, il neigeait. Il y en a dans la tranchée qui pleuraient de voir ça. Parce que son chant, ça fait rien si on y comprenait rien. C’était beau. Moi, j’avais envie de crier, et d’aller le rejoindre, mais j’étais comme paralysé. Et son corps, si long et mince, si noir, il était beau aussi. Beau à devenir fou. Mathurin, il a dit comme ça C’est plus possible, la terre va s’arrêter de tourner. Eh bien, non, la terre n’a pas arrêté de tourner, et il s’est trouvé un salaud qui a eu le cœur de descendre le grand Noir, de tirer sur lui, un homme tout nu. Et je ne sais même pas de quel côté on a tiré, si c’est du nôtre ou de l’autre. J’ai pleuré. Et Mathurin, lui, voilà qu’il voulait aller chercher le corps, pour le garder, le consoler. Beaulieu et moi on a dû le retenir, il aurait sinon été tué aussitôt. Blanche, elle a eu raison de mourir, de mourir tout de suite. Au moins elle, on l’a couchée proprement dans la terre, dans le silence, dessous les fleurs. Ici, on est écrasé dans la boue, et nos restes, les rats les bouffent. »

Mais il n’était même pas sûr que Blanche ait eu raison de mourir, car même sa paix avait été violée. Les exigences de l’occupant ne connaissaient en effet plus de limites et partout où il faisait loi il s’emparait de tout, dépouillant les reclus de la guerre jusque de leurs loquets de portes et de fenêtres, de leurs matelas et même des poils de leurs chiens et de leurs chats. À force de démunir ainsi les vivants de leurs moindres biens, l’occupant en arriva à se tourner vers les morts et à les rançonner, fourrageant à fond dans les cimetières pour s’assurer que rien n’y était soustrait à sa rapacité dans l’ombre des caveaux. Il en fut ainsi au cimetière de Montleroy et tant la tombe des Valcourt que celle des Davranches furent ouvertes et fouillées. « Vive-l’Empereur » fut même contraint de déposer une fois de plus les armes, — on lui vola son vieux fusil rouillé et on lui arracha les boutons de son uniforme. Le Père-Tambour, lui, fut dépossédé de la croix de bronze qu’il portait sur la poitrine, et le clocher de Saint-Pierre lui-même fut délesté de sa vieille cloche fêlée. Seule la poupée glissée par Margot auprès de Blanche ne fut pas dérobée. Un petit paquet de vieux chiffons pourris.

 

Augustin continuait à tenir son journal, au hasard des jours et des nuits. Il ne savait même plus pour quoi, pour qui, il faisait encore cela. Au début, il avait écrit pour les siens, pour sa famille et pour Juliette, afin de garder un lien avec eux, de demeurer, tout en étant soldat, avant tout un fils, un frère, un fiancé, – un homme en vie sauvegardé par l’amour. Mais la vie refluait sans cesse, l’espoir se raréfiait, et la colère se glissait dans son cœur. Déjà il n’écrivait plus pour les siens, il écrivait pour personne, pour rien, — il écrivait contre. Contre la peur, la haine, la folie et la mort.

Ange Luggieri se laissa tuer pour un rayon de soleil. L’hiver avait été si long, si rude, que lorsque le printemps amorça une faible percée Ange ne put s’empêcher de pointer le bout de son nez en l’air, risquant une tête d’enfant ravi au-dessus du muret de sacs de sable derrière lequel il s’abritait : «Sentez donc ça, les gars, c’est le printemps ! » s’exclama-t-il en dressant son visage vers le ciel bleuissant. Mais une grenade doubla de vitesse le timide rayon de soleil et emporta la tête du soldat Luggieri dont le souri allègre éclata en bouillie. Le printemps ne se découragea pas pour autant, il s’entêta à faire éclore sur la terre éventrée des pâquerettes rosées, des touffes de pervenche et de cresson doré, des primevères et des violettes dont l’odeur dérivait dans l’air saturé de relents de poudre et de pourriture. Et comme pour souligner encore la joliesse dérisoire de cette effloraison des oiseaux invisibles se prenaient à chanter. Ils rentraient s’établir sur leur terre, sans souci de la guerre qui la leur disputait pourtant avec rage, et l’on pouvait entendre en contrepoint de la mitraille le léger gazouillis des fauvettes et les sifflements flûtés des grives et des merles. Mais d’autres animaux, plus nombreux et visibles, s’égaillaient également sur le champ de bataille. Ceux-là ne migraient pas avec les saisons, mais avec les allées et venues de la guerre seulement. C’étaient les rats, qui n’attendaient même plus que les soldats soient morts, s’attaquant aussi bien aux blessés sur les brancards.

« En fait les rats c’est nous, écrivit Augustin. Nous vivons comme des rats, à ramper jour et nuit dans la gadoue, les décombres, les cadavres. Nous devenons des rats, sauf que nous on a le ventre creux alors qu’eux ils ont la panse si pleine qu’elle leur pend. Et puis il y a la vermine qui grouille jusque dans nos gamelles. » Elle finit même par grouiller dans l’imagination des soldats qui s’amusaient à attraper poux et punaises pour les faire griller sur le feu après les avoir baptisés Hindenburg, Falkenhayn, Berlin, Munich ou Hambourg et les avoir cérémonieusement décorés de la croix de fer. Les autres, en face, en faisaient tout autant.

Quelques regains de froid vinrent encore défier le printemps, puis l’été prit le dessus. La guerre s’éternisait toujours. « Tout tremble. La terre est comme un gros animal pris de vomissements. Je ne sais même pas quel jour, quelle heure c’est. Des colonnes de fumées noires, suffocantes, passent en trombe. Le ciel est noir comme une énorme cheminée qu’on n’aurait pas ramonée depuis des siècles. On ne voit même plus le soleil, et pourtant il fait chaud comme dans un four. On nous ordonne de tirer. Alors on tire. Mais on ne sait même pas sur quoi, sur qui. On ne voit rien. La fumée brûle les yeux. On tire les paupières fermées, gonflées de terre et de fumée. Parfois je me dis : « Tiens, je suis mort, et je tire encore. Je vais tirer comme ça toute l’éternité. Tirer, tirer, sans plus jamais arrêter, car il n’y aura pas de jugement dernier pour mettre fin à cette horreur. C’est la mort, je suis là, et je tire. » Voilà ce que je me dis. Eh bien non, la fumée s’est dissipée, le tir a cessé. Ce n’était pas l’éternité. Je me suis frotté les yeux, quand je les ai rouverts, j’ai aperçu Adrian qui avait dégringolé juste à côté de moi. J’ai cru qu’il avait culbuté et qu’il rigolait, la tête à la renverse. Mais quand je me suis approché, j’ai vu. Il avait la mâchoire fracassée, et plus de nez. Il avait aussi perdu une oreille et un œil. Malgré tout, je l’ai reconnu. Il restait un œil, un œil d’un bleu très vif, comme une fleur de chicorée. Voilà, encore un camarade de tué. Quand ce sera mon tour, je ne pourrai pas raconter comment ça s’est passé. Mais ça ne fait rien, car il n’y a plus rien à raconter, déjà. C’est toujours la même chose. Alors vous autres, vous pourrez bien inventer comment ça s’est passé pour Mathurin ou pour moi quand on sera tués. Parce que maintenant, vous savez tout. Mais c’est quand même encore rien ce que vous pourrez savoir. Et puis, peut-être que vous ne recevrez jamais ce cahier. »

Les  ravages de la guerre