Imprimer l'article

Naïri Naphapétian Dernier Refrain à isphaan (2012 ed Liana levi)

 

Interdit de montrer ses cheveux. Interdit de s’habiller sans respecter l’uniforme islamique. Et interdit de chanter en public. Les ayatollahs ne manquent pas d’idées quand il s’agit d’entraver la liberté des femmes. Pourtant, lorsque la grande chanteuse Roxana revient dans la ville de son enfance, après un long exil aux États-Unis, certains de ses airs résonnent encore dans les taxis d’Ispahan. Son projet ? Donner un concert dans lequel se produiront d’autres femmes. Un projet qui ne verra jamais le jour car Roxana sera définitivement réduite au silence. Et elle ne sera pas la seule à subir ce sort… C’est justement à ce moment-là que Narek, un jeune journaliste franco-iranien venu prendre le pouls de la révolte de 2009, rejoint la ville. Cette enquête lui permettra encore une fois de découvrir une facette insoupçonnée de la réalité iranienne.

Naïri Nahapétian a quitté l’Iran après la Révolution islamique, à l’âge de neuf ans. Elle y est retournée à l’occasion de nombreux reportages pour des périodiques français. Elle travaille actuellement pour Alternatives éco­nomiques. Son premier roman, Qui a tué l’ayatollah Kanuni?, est publié dans plusieurs pays européens

 

8Made in Iran

 

Lorsque le téléphone sonna au petit matin, Mona émergea d’un sommeil agité où la chanson de Roxana s’étirait comme une plainte. Elle perçut de loin le mes­sage laissé sur son répondeur : Docteur Shirazi, pardon de vous déranger, j’aieu votre numéro par la police. J’aimerais vraiment vous rencontrer. C’est au sujet de Nadia, ma fille… » Puis elle reconnut les pas de Leyli dans la salle de bains et se leva pour passer ses coups de fil avant le petit déjeuner.

–  Pourquoi je ne peux pas venir avec toi  se lamentait sa fille, vêtue de son uniforme scolaire. Je suis sûre qu’Ornid serait content de me voir…

–  Et tes cours ? demanda Mona en lui faisant signe de finir sa tranche de lavash[1].

–  Justement… quelle plaie!

Car, sous la République islamique, la journée de cours démarrait pour Leyli et ses camarades par une pénible inspection corporelle.

Alignées sous le préau, elles devaient tendre leurs mains à une surveillante en tchador qui vérifiait que leurs ongles ne portaient pas de vernis. La femme, ensuite, examinait de près leur visage afin detraquer des traces de maquillage. Elle s’attardait sur les sourcils, car les Iraniennes n’avaient le droit de s’épiler ni le visage ni le corps avant le mariage. L’inspection se poursuivait par les jambes des collégiennes. Sur ce détail de sa physionomie, la fille de Mona tenait malheureusement de son père, originaire du sud de l’Iran ; celui-ci avait des sourcils noirs et broussailleux et ses poils dépassaient de ses chemises même lorsqu’il les boutonnait jusqu’au col.

Il y a deux catégories de brunes », râlait Leyli en collant ses jambes contre celles de sa mère, foncées et lisses comme du caramel, « les brunes qui ont une belle peau qui n’a pas besoin d’être épilée, comme toi; et celles qui ressemblent à des singes velus, y compris après leur passage chez l’esthéticienne. » Mona haussait les épaules en levant les yeux au ciel. Cela ne servait à rien de lui dire à quel point elle était belle avec sa longue chevelure noire, semblable à la sienne avant qu’une multitude de fils blancs n’y apparaisse. L’amour de ses proches n’y changeait rien : l’adolescente ne s’aimait pas, son corps l’encombrait, et elle aurait presque remercié le régime de lui imposer une longue tunique pour dissimuler ses formes.

 

10 Opium et larmes d’Allah

 

A deux pas du quartier arménien de Djolfa au milieu d’une rangée d’immeubles récents de six à huit étages, la villa de Shadi était un véritable palais ispahanais. Derrière une lourde porte en fer surmontée de caméras de surveillance, une cour au sol pavé de mosaïques était entourée de trois pièces ouvertes, chacune meublée d’un sofa. La plus grande, au centre, menait, après un portique d’arcs brisés, à une salle haute. Son plafond en forme de dôme conservait par endroits des traces d’anciennes faïences bleutées. Mais ses murs étaient ornés de tableaux modernes et provocants où des femmes voilées sans visage portaient menottes, bas résille et porte-jarretelles.

— Je les ai ramenés de Dubaï. Mon oncle les a achetés, un galeriste anglais qui collectionne les Iraniens… déclara-t-elle d’un air faussement blasé.

— Et s’il y avait une descente? s’inquiéta David.

Shadi haussa les épaules, puis leur désigna les cocktails alcoolisés sur la table avant de disparaître par un passage voûté à l’autre extrémité de la pièce.

— Servez-vous, je me change !

C’était donc une riche héritière qui s’adonnait à une vie festive loin de ses parents, et les caméras au-dessus du portail d’entrée étaient tout autant destinées à la protéger des incursions des gardiens de la Révolution que de celles des cambrioleurs. Mais comment était-il possible que des grands bourgeois d’Ispahan laissent leur fille seule et sans surveillance? Et pourquoi n’avait-elle pas fait la moindre allusion à sa rencontre avec Narek devant le vieux théâtre ?

Quand elle revint dans le salon, Shadi portait un haut transparent rouge sur un débardeur à fines bretelles. Ses cheveux, lisses et noirs, lui balayaient les épaules tandis qu’elle se servait un verre en tournant ostensiblement le dos à Narek.

Un désintérêt trop appuyé pour être sincère. Cette jeune femme devait sûrement aimer les jeux de séduction complexes, se dit Narek.

— Tu vas rencontrer la jeunesse dorée d’Ispahan, lui glissa Vladimir, le tirant de ses rêveries.

Les invités affluèrent, des hommes arborant barbe, cheveux longs et chemises de marque. On encore des coiffures gommées avec des T-shirts moulants. Les femmes portaient des uniformes islamiques peu orthodoxes : tuniques cintrées aux manches évasées, serre-tête dorés sous des voiles en forme de coiffes. Certaines révélaient en les retirant des minijupes en cuir et des cuissardes. Tous s’étonnèrent devant les toiles, chuchotèrent quelques instants, avant de passer à autre chose.

Ignorant toujours Narek, Shadi s’installa près d’un garçon à la chemise blanche immaculée. Celui-ci lui tendit de minuscules capsules bleues.

— Tu dois te demander ce que c’est? murmura Vladimir. Tu as déjà entendu parler des larmes d’Allah ?

— Les larmes d’Allah ?

— C’est une drogue de synthèse très répandue dans les milieux huppés. On y fume beaucoup d’opium à l’ancienne, associé à des remontants. Les larmes d’Allah, précisa-t-il, sont un excitant.

Vladimir ajouta ensuite avec un drôle de sourire:

—  Tu voudrais essayer ? Si tu veux, tu m’en parles et je t’arrange ça.

[…]

 

15 Tulipes de soie

 

Le souvenir de sa famille lui fit monter les larmes aux yeux. Elle semordit la lèvre, avant de ramener ses genoux contre sa poitrine.

De l’autre côté, de laporte, un chant révolutionnaire vint ponctuer les informations à la radio.

Longtemps son père avait chanté avec elle. Ils se donnaient ainsi du courage quand ils nettoyaient ensemble, se rappela alors la jeune femme, la voiture d’un riche dans un quartier lointain. Puis, un jour, sans qu’elle comprenne pourquoi, il cessa de chanter avec elle. Pire que cela, il ne voulait plus l’entendre, exigeait le silence. Pourquoi ? se demandait Shadi. Pourquoi lui avoir donné ce prénom qui signifiait la joie alors qu’il avait décidé de l’ignorer ainsi ? Durant cette période, son père ne s’habillait plus que de noir. Il réprimandait souvent sa mère pour des raisons que Shadi et sa sœur ne saisissaient pas. Mais alors qu’elles guettaient leurs éclats de voix depuis leur chambre, la fillette avait réalisé qu’elle n’entendait jamais chanter sa mère. Elle comprit alors obscurément que l’interdit qui s’était abattu sur elle avait quelque chose à voir avec le fait de devenir une femme.

Quand, plusieurs années plus tard, Shadi avait réussi l’examen d’entrée à l’université, son père lui avait demandé de renoncer à ses études pour « se trouver rapidement un mari ». Elle lui coûtait bien trop cher et il fallait penser à sa sœur maintenant, dont la réputation au sein du quartier pouvait être entachée par son célibat prolongé.

Shadi lui avait alors expliqué qu’elle ne souhaitait pas se marier, mais voulait partir à l’étranger afin de devenir chanteuse.

Sa mère avait levé les bras au ciel.

« Chanteuse ? Tu es folle ? C’est interdit par la loi !

— Mais ton stupide interdit est quotidiennement bafoué.  Regarde, on nous laisse bien chanter dans, les chœurs, aujourd’hui! Alors pourquoi pas en solo? »

Son père était intervenu:

« Quand vos voix sont enveloppées par d’autres voix, la pudeur est préservée. Et peu importe ce que font les autres. Tu es ma fille!

— Il y a unsiècle, il était interdit à l’ensemble des musulmans de jouer de la musique, hommes ou femmes, a1ors que c’est autorisé aujourd’hui.

— Et tu voudrais faire ton métier d’une pratique réservée aux infidèles ? »

Puis elle avait rencontré l’homme qu’elle surnommait le Violoncelliste. Celui-ci voyageait souvent et lui avait promis de l’emmener à l’étranger. Il s’occuperait de tout, disait-il, une fois le mariage provisoire consommé.

« Mais qui est cet homme? lui avait demandé sa mère. Pourquoi ne nous le présentes-tu pas? Ce n’est pas ainsi, se désespérait la vieille Afghane, que l’on contracte les mariages chez les gens bien. »

Après son départ de la maison, Shadi n’avait plus eu le droit de parler avec sa sœur, comme si le simple fait d’entendre sa voix couvrait celle-ci de déshonneur. Mais peu lui importait finalement que sa mère lui raccroche au nez chaque fois qu’elle l’appelait. Peu lui importait de ne plus exister aux yeux de sa famille qui racontait partout qu’elle était morte. Car le Violoncelliste lui avait donné accès à un tout autre univers que ce quartier délabré où les voisins la surveillaient sans arrêt. Un univers empli de frissons et de secrets dont elle avait toujours su qu’il causerait sa perte.

[…]

 

 

 

21 Et Ispahan avait tremblé

 

-]’ai du mal à croire qu’elle est morte… confia David tandis qu’il se dirigeait avec Mona vers l’arrière de la maison.

Ils rejoignirent silencieusement un petit chemin à l’écart. David s’appuya à un arbre, et touten fumant une cigarette, lui avoua enfin ce qui était arrivé vingt-cinq ans auparavant, le jour où ils prenaient un café sous les arcades du pont Khadjou, lui et son cousin Vladimir, en compagnie de la chanteuse, alors âgée de vingt-cinq ans, vêtue de bottes et d’un foulard assez peu discrets pour l’époque.

La chanson qu’ils avaient écrite ce jour-là était infiniment triste. Ils avaient ri pourtant, beaucoup ri, dans ce café. Pourquoi avaient-ils autant ri alors que les paroles qu’ils composaient étaient si tristes ? David avait proposé un vers où un homme dérobait la voix des femmes. Roxana, de son côté, tenait à inclure une allusion aux tulipes sanglantes de la révolution. Il leur manquait un vers cependant. Et Vladimir, depuis toujours féru de poésie persane, avait trouvé « la joie s’en est allée ».

Des gardiens de la Révolution étaient entrés. Plutôt jeunes, ils étaient au nombre de trois. Hommes et femmes dans la République islamique devaient rester séparés dans les lieux publics. L’interdit était strictement respecté à l’époque. On était au temps de la terreur khomeyniste.

David s’était levé sans rien dire et s’était éloigné de la table. Vladimir avait hésité.

Un gardien de la Révolution s’était approché de Roxana.

« Toi, tu es la chanteuse taghouti[2]?

Pardon? » avait-elle répondu, glaciale, à cet homme qui l’accusait d’être une partisane du Shah.

« Et lui, c’est ton mari? Ton amant ? Qu’est-ce que vous faites ensemble? » avait-il ajouté en désignant Vladimir

Les gardiens de la Révolution les avaient ensuite emmenés, tandis que David les regardait partir, impuissant.

[…]

Tout d’abord, les trois hommes les avaient entraînés dans un lieu hors de la ville. Puis, lui avait confié son cousin, ils les avaient obligés à chanter.

«Je croyais, avait lancé Roxana en les défiant du regard, que la voix des femmes était impudique? »

Mais ils avaient ri, braqué leurs armes sur eux, pour les obliger à s’embrasser puis à se déshabiller, l’un ôtant les vêtements de l’autre.

Un des gardiens de la Révolution avait demandé à Vladimir de s’allonger sur la .jeune femme sous la menace de son arme. Ils étaient amants après tout, n’est-ce pas? En quoi cela les gênait-il ? Non ? Ils n’étaient pas amants ? Voilà qui était bien dommage… Mais cela allait changer dès qu’ils se montreraient tous deux plus obéissants, s’était-il énervé soudain.

[…]

Deux semaines plus tard, Roxana avait quitté l’Iran grâce aux contacts que lui avait donnés Mona.

Naïri Naphapétian Dernier Refrain à isphaan (2012 ed Liana levi)

 

[1] Pain iranien de forme plate cuit au four

[2] Partisan du Shah ; terme utilisé après la révolution pour stigmatiser l’élite occidentalisée des Pahlavi

Imagine que tu es une femme