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Sylvie Germain Magnus

Sylvie Germain, Magnus (2005) – extrait du fragment 6

Magnus, roman composé sous forme de fragments, retrace la quête d’identité du personnage central, lequel a perdu la mémoire de ses cinq premières années. Dans le fragment 6, la fin de seconde guerre mondiale a signé la défaite des Allemands et des nazis ; l’enfant a dès lors bien du mal à comprendre ce monde et ces adultes, qui lui ont pourtant raconté de si belles histoires…

Il est vrai que Franz a déjà neuf ans, mais il n’est nullement pressé d’entrer dans les rangs des adultes. En grandissant, il commence à mieux comprendre leurs comportements, leurs plaisirs et leurs tracas, mais sans encore en pénétrer la signification. Et il ne cherche pas à approfondir sa compréhension de la nébuleuse des grandes personnes, car le peu qu’il en déchiffre ne lui paraît guère captivant. Il devine quelque chose de mesquin, de misérable même parfois, dans leurs préoccupations autant que dans leurs satisfactions. Et puis, ils se révèlent bien peu fiables[1]. Ils vaquent tranquillement à leurs affaires pendant des années, et subitement ils abandonnent tout, se sauvent, changent de nom comme de chemise, et à la fin s’enfuient au bout du monde.

Il y a pire : les adultes  sont capables de tout casser, tout brûler – les maisons, les ponts, les églises, les routes, des villes entières… Il a vu cela et il vit toujours dans un paysage de ruines. Mais il semble qu’il y ait encore pire que cette folie-là : la destruction, non plus seulement des villes, mais de peuples entiers. Voilà qui dépasse l’entendement du jeune Franz. Il a entendu des histoires invraisemblables à ce sujet, et surtout aperçu des photos qui à la fois fascinent et aveuglent le regard – des monceaux de corps squelettiques pareils à des fagots de bois blanc jetés en vrac, des morts-vivants aux yeux énormes hallucinés dans des trous d’ombre, des enfants si maigres et fripés qu’ils ressemblent à de petits vieillards à tête chauve, trop lourde pour leur cou réduit à la taille d’une tige de rhubarbe. Et sa mère, loin de lui expliquer quoi que ce soit, de l’aider à affronter ces révélations qui provoquent une déflagration[2] mentale et laissent la pensée à plat, en miettes, refuse d’en discuter, elle s’acharne à nier les faits, allant jusqu’à taxer les informations de mensonges, et de trucages les photographies divulguées. Et elle déclare, avec autant de conviction que de rancœur, que c’est précisément à cause de toutes ces calomnies[3] répandues par les vainqueurs que son mari a été contraint de fuir, et elle dit qu’il lui tarde d’aller le retrouver, de quitter à tout jamais ce pays qu’elle a pourtant tellement aimé, mais qui a perdu toute grandeur depuis qu’il est orphelin de son Führer. Franz ne sait ni comment ni quoi penser, il a du mal à distinguer les frontières du réel, à faire la part entre la vérité et les mystifications[4] ; il flaire bien de forts relents de mauvaise foi et de malhonnêteté dans les propos acrimonieux[5] de sa mère, mais Thea conserve de l’ascendant sur lui et ce qu’elle affirme fait autorité, vaille que vaille.



[1] Digne de confiance

[2] Explosion violente

[3] Accusation mensongère

[4] Tromperie, déformation de la réalité en l’embellissant