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La question sur corpus

Véronique Perrin

Lycée Voltaire  Wingles

La question sur corpus :

 Les Nomades

Le corpus présente un sonnet du XIXème siècle, écrit par Ch. Baudelaire en 1857 : « Bohémiens en voyage » et trois autres poèmes du XXème S. : « La Tzigane », de G. Apollinaire (1913), « L’Etrangère » de L. Aragon (1956) et « Les Nomades » de M. Senlis (1961). Tous évoquent le monde des bohémiens.  Ce portrait est-il réaliste ?

Tout d’abord le réalisme de ces évocations ressort de leur présentation sociale. La vie qu’ils mènent est pauvre. Les bohémiens de Baudelaire voyagent dans des « chariots » (V.6), ceux de Senlis dans des « roulotte(s) » faites de « quatre planches qui cahotent » (V.6/7) avec pour seule monture « les mulets et les ânes » (V.37). La tribu de Baudelaire emporte « ses petits / Sur son dos » (V.2/3). Quant aux bohémiens d’Aragon, ils vivent dans « un bas quartier » (V.2) Les conditions précaires rendent leur vie difficile et Senlis souligne qu’ « ils ont eu froid comme personne » (V.21). Mais ceci ne retranche rien à leur bonheur d’être libres et, malgré tout, « ils ont chanté mieux que nous tous » (V.22).

La liberté, ils la détiennent de leur nomadisme, auquel trois poètes se réfèrent en l’évoquant, là encore, avec grand réalisme. Les bohémiens de Baudelaire se sont « mis en route » (V.2) et, sans tabou, les mères allaient leurs enfants en exhibant leurs « mamelles pendantes » (V.4). Les nomades évoqués par Senlis parcourent les quatre coins de l’univers, d’où les différents noms de lieux réels ponctuant le poème : Barcelone, l’Australie, Paris, Saint-Ouen, les Saintes-Maries. Rien ne saurait leur « mett(re) racines aux pieds » (V.13), ni le mariage symbolisé métonymiquement par la couronne d’oranger (V.11), ni le confort d’une vie sédentaire dotée d’une « cheminée de faux marbre » (V.12). Leur trésor est de pouvoir consacrer leur vie au plaisir de chanter (V.22), de jouer de la musique : les fifres les suivent (V.24) ; « un violon leur a brisé l’âme » (v.28). Les bohémiens d’Aragon jouissent d’une vie toute aussi libre, tournée vers le plaisir de la danse (V.10) et de l’alcool (V.9). A quoi s’ajoutent les plaisirs charnels comme ceux que le poète connaîtra avec l’Etrangère si facile qui laisse « sa robe tomb(er) tout de suite » (V.27). Tous ces détails sont très réalistes.

Malgré tout, la vision élogieuse que ces quatre poètes font d’eux les transfigure jusqu’à leur donner une dimension surnaturelle. Dans trois de ces textes, ces personnes  disent la bonne aventure. Les bohémiens d’Aragon la disent « pour du piment et du vin doux » (V.7/8). Qui les consulte revient « son destin  dans la paume écrit » (V.16). La Tzigane d’Apollinaire « a prédit l’avenir à un couple d’amoureux » (V.12) et même si elle leur a menti, elle « savait d’avance » (V.1) l’échec de leur amour.

Mais la transfiguration la plus poétique est celle opérée par Baudelaire, par l’image de cette « tribu prophétique aux prunelles ardentes » (V.1). Les bohémiens semblent accéder à une vérité interdite au commun des mortels : pour eux « est ouvert / L’empire familier des ténèbres futures » (V.14). Cette périphrase valorisante insiste sur leur pouvoir de divination. Ils sont chéris des dieux, notamment de « Cybèle, qui les aime » (V.11) et rend leur route agréable. Ainsi tout ce qui se rapporte à eux, même les réalités les plus concrètes, est métamorphosé : le lait des mères devient un « trésor » (V.4) et ils semblent déplorer le matérialisme de l’existence « par le morne regret des chimères absentes » (V.8). Dans leurs rêves, ils rejoignent les aspirations de Baudelaire.

Ainsi ces quatre textes savent harmonieusement allier le prosaïsme d’une existence difficile menée au hasard des chemins et la magie d’une vie libre.

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