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Shahriar Mandanipour, En censurant un roman d’amour iranien

Shahriar Mandanipour, En censurant un roman d’amour iranien

(Traduit de l’anglais par G.-M. Sarotte, Seuil, 2011)

 

Extrait 1

 

Je suis un écrivain iranien las d’écrire des récits sombres et amers, des histoires peuplées de fantômes et de narrateurs décédés qui ne peuvent se terminer que par la mort ou la destruction. Je suis un écrivain qui, au seuil de la cinquantaine, a compris que le monde prétendument réel qui nous entoure contient déjà assez de morts, de destruction, de chagrin, et qu’il n’a pas le droit d’alourdir davantage l’atmosphère de défaite et de désespoir. […]

Pour toutes ces raisons, et pour toutes celles que, comme d’autres écrivains, je découvrirai sans doute plus tard, je veux de tout mon être écrire un roman d’amour. L’histoire d’amour d’une jeune fille qui n’a jamais vu l’homme qui est amoureux d’elle depuis un an et qu’elle aime beaucoup. Une histoire dont le dénouement débouche sur la lumière. Une histoire qui, même si elle ne se termine pas bien comme les films romantiques hollywoodiens, aura quand même un dénouement qui ne fera pas craindre à mes lecteurs de tomber amoureux. Et, bien sûr, ce sera un roman qu’on ne pourra pas accuser d’être politiquement engagé. Le problème, c’est que je souhaite publier mon roman d’amour dans mon pays. À l’encontre de ce qui se passe dans beaucoup de pays, écrire et publier un roman d’amour dans mon Iran bien-aimé n’est pas tâche facile. Après la victoire de l’une de nos dernières révolutions – durant laquelle nos cris assourdissants de liberté retentirent dans tout l’univers, grâce aux médias occidentaux -, une constitution islamique fut rédigée, afin de remédier à vingt-cinq siècles de dictature monarchique. Cette nouvelle constitution autorise l’impression et la publication de tout livre et journal et interdit formellement la censure et tout examen préalable. Malheureusement, cependant, notre constitution ne signale pas que ces livres et autres publications ont le droit de sortir librement de l’imprimerie.

Durant les jours qui suivirent la révolution, après l’impression d’un livre, afin d’obtenir l’autorisation de le distribuer, l’éditeur devait en présenter trois exemplaires au ministère de la Culture et de l’Orientation islamique. Or, si le ministère jugeait le livre corrupteur, les exemplaires déjà imprimés ne pouvaient quitter l’atelier et restaient enfermés dans l’entrepôt, à l’abri des regards. En plus d’avoir payé les coûts d’impression, l’éditeur devait soit régler les frais de garde, soit recycler les livres pour fabriquer du carton. Le système avait mené nombre d’éditeurs au bord de la faillite.

Depuis peu, pour limiter le risque financier et éviter que, dans l’attente d’une autorisation de sortie, les livres moisissent dans les entrepôts durant des années, se fondant sur un accord mi-verbal mi-officiel, avant d’imprimer le livre pour de bon, l’éditeur indépendant va volontairement, en personne, porter trois exemplaires du manuscrit, préparé avec le logiciel de dernière génération de mise en forme du texte, au ministère de la Culture et de l’Orientation islamique afin de recevoir un permis d’impression.

Dans l’un des services du ministère un homme surnommé Porphyre Petrovitch (oui, c’est le nom du juge d’instruction qui doit résoudre les meurtres de Raskolnikov[1]) est chargé de lire soigneusement les livres, en particulier les romans et les recueils de nouvelles, et surtout les histoires d’amour. Il souligne chaque mot, phrase, paragraphe, voire chaque page qu’il considère comme inconvenants et susceptibles de porter atteinte à l’ordre moral et aux valeurs traditionnelles de la société. Si trop de passages sont soulignés, il est probable que le livre ne sera pas jugé digne d’être imprimé. S’ils ne sont pas trop nombreux, l’éditeur et l’écrivain sont informés qu’ils doivent seulement modifier certains termes ou certaines phrases. Pour M. Petrovitch ce travail n’est pas seulement une vocation, c’est une responsabilité morale et religieuse. Autrement dit, une sainte mission. Il doit empêcher que des formules et des termes immoraux et corrupteurs apparaissent sous les yeux de personnes simples et innocentes, surtout les jeunes, et polluent la pureté de leur esprit. Il lui arrive même de se dire : «Attention, mon vieux ! Si un mot ou une expression échappe à ta plume et trouble un jeune, tu pécheras avec lui, ou, pire, tu seras aussi coupable que les dépravés qui produisent des photos et des films pornographiques et les fournissent illégalement aux amateurs.»

De son point de vue, les écrivains sont en général des gens sournois, immoraux et impies, certains d’entre eux étant, directement ou indirectement, des agents du sionisme et de l’impérialisme américain qui tentent de le tromper avec leur ruse et leurs astuces. Vu son grand sens des responsabilités, quand il lit les tapuscrits, le cœur de M. Petrovitch bat comme un fou. Alors qu’il avance dans sa lecture, page après page, les mots commencent peu à peu à se livrer à d’étranges ébats sous ses yeux. Au milieu du murmure des mots dans sa tête, il entend de mystérieux chuchotements qui le mettent sur ses gardes. Pris de soupçons, il revient quelques pages en arrière et lit plus attentivement. À présent, la sueur perle sur son front et ses doigts sont pris de tremblements en tournant les pages. Plus il se concentre, plus les termes criminels se défilent. Ils s’esquivent, les phrases s’entremêlent. Allusions discrètes, assertions claires, insinuations et connotations tapies dans l’ombre se mettent à tourbillonner dans sa tête, créant un véritable charivari. Il constate que certains fils de putes de mots se prêtent des lettres pour créer des termes grossiers ou des images obscènes. En tournant, les pages font un bruit qui évoque le couperet de la guillotine qui tombe. M. Petrovitch entend la tempête des mots se déchaîner dans sa tête. Il hurle : « La ferme, nom de Dieu! »

[…]

C’est à cause de cette torture psychologique que l’examen d’un seul livre peut durer une année, cinq même, voire vingt-cinq.

Voilà pourquoi maints romans, surtout les histoires d’amour, au cours de leur périple dans le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique sont blessés, amputés, ou carrément mis à mort.

 

 

 

 

 

 

 

 Extrait 2

Dans le roman d’amour que je veux écrire, j’avancerai sans encombre tant que mes premières phrases décriront la beauté des fleurs printanières, la brise odorante et le soleil brillant au milieu d’un ciel d’azur. Cependant, dès que je commencerai à parler du héros et de l’héroïne, de leurs actions et de leurs conversations, le visage en sueur, la mine furieuse et l’expression de reproche de M. Petrovitch surgiront devant moi. Demandez-moi :

Que voulez-vous dire ?

Afin que je vous réponde:

Dans cette histoire d’amour, je dois avoir une protagoniste ct un antagoniste, ou vice versa. Alors, sans aucun doute, avec l’Insoutenable Légèreté de la curiosité vous voulez demander : Il ne doit pas y avoir un homme et une femme dans une histoire d’amour iranienne ?

Posez la question et je répondrai :

Eh bien, en Iran, il existe une présomption politico-religieuse que toute proximité, toute conversation entre un homme et une femme qui ne sont ni mariés ni parents conduisent à  commettre un péché mortel. Ceux qui livrent ces préliminaires à un texte, et ce texte au péché, outre les châtiments qui les attendent dans l’autre monde, recevront ici-bas de la part des tribunaux islamiques une peine d’emprisonnement, de flagellation, voire de mort. C’est pour empêcher ces préliminaires et ces péchés mortels qu’en Iran, à l’école, à l’usine, au bureau, dans les autobus et aux réjouissances de noces les femmes et les hommes sont séparés. Autrement dit, on les protège les uns des autres. Bien sûr, d’honorables clercs ont jugé que sur les trottoirs la circulation des piétons doit être également ségréguée. […] Ils ont présenté leur projet, élaboré grâce à l’avis de leurs experts, de la manière suivante : le matin, par exemple, les hommes auront l’autorisation de marcher sur le trottoir de droite, tandis que, l’après-midi, ce sera le tour des femmes. À l’inverse, sur le trottoir de gauche, le matin les femmes et l’après-midi les hommes auront le droit d’aller et venir. Ainsi donc, les deux sexes auront accès aux boutiques situées des deux côtés de la rue. Quelques-uns de ces religieux désapprouvent et critiquent même les films qui ont reçu le visa de censure délivré par le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique, parce que dans de rares scènes l’acteur et l’actrice qui jouent le rôle du mari et de l’épouse, ou du frère et de la sœur, sont montrés en tête à tête dans la cuisine ou dans la salle de séjour. Ces messieurs considèrent qu’un homme et une femme qui ne sont pas mahram – autrement dit, ni mariés ni parents proches – ne doivent jamais se trouver seul à seul, dans une pièce ou dans tout autre endroit fermé.

[…]

J’espère que ce préambule vous a permis de comprendre pourquoi il n’est pas facile de publier un roman d’amour en Iran.

Maintenant demandez-moi comment j’espère écrire et publier une histoire d’amour, afin que je puisse expliquer:

En tant qu’auteur expérimenté je serai peut-être capable, me semble-t-il, d’écrire mon roman de telle sorte qu’il réussisse à survivre au couperet de la censure. Au cours de ma vie d’écrivain, j’ai fini par parfaitement maîtriser les métaphores et les symboles iraniens et islamiques. J’ai aussi beaucoup d’autres tours dans mon sac que je ne vais pas révéler. Je n’avais jadis, en fait, jamais eu vraiment l’intention d’écrire un roman d’amour. Mais la vue de ce garçon et de cette fille qui se rencontrent près de l’entrée principale de l’université de Téhéran, au milieu du chaos d’une manifestation politique, et qui se regardent amoureusement dans les yeux, m’a convaincu d’écrire leur histoire.

Ils se connaissent depuis un an environ et ont échangé de nombreux mots, des phrases entières. Mais c’est la toute première fois, par cette journée de printemps, que la jeune fille pose les yeux sur le visage du jeune homme… Ne soyez pas surpris par le paradoxe contenu dans ces deux dernières phrases… L’Iran est une terre de paradoxes… Si vous demandez :

Se sont-ils rencontrés sur le site Internet d’une agence matrimoniale ?

Je répondrai fermement :

Non.

Et avec encore plus de fermeté j’ajouterai que ces deux personnages sont beaucoup trop innocents et fictionnels pour se rencontrer sur le site d’une agence matrimoniale ou sur ceux qui s’adressent aux internautes à la recherche d’un partenaire sexuel… D’ailleurs, ces derniers sites sont interdits en Iran. Mais permettez-moi de raconter mon histoire.

Comme vous l’avez compris, la fille se prénomme Sara. Le garçon, lui, s’appelle Dara. Inutile de poser la question, j’avoue qu’il s’agit de pseudonymes. Je ne souhaite pas que les personnes réelles aient des problèmes pour avoir commis les péchés ou les actes illégaux dont ils risquent de se rendre coupables au cours de l’intrigue… Bien sûr, le choix de ces pseudonymes, parmi les milliers de prénoms iraniens, a sa propre histoire, que je dois raconter:

Jadis, il y a bien longtemps, quand j’étais à l’école primaire, Sara et Dara étaient deux personnages qui figuraient dans les manuels du cours préparatoire. Sara servait à présenter la lettre S et Dara, la lettre D. À cette époque lointaine, le régime n’était pas islamique mais monarchique. Du point de vue de ce régime, une fois qu’ils avaient été présentés aux écoliers, il n’y avait aucun problème à ce que, dans une autre leçon, Sara et Dara apparaissent seul à seule dans une pièce, pour parler par exemple d’un perroquet afin d’enseigner la lettre P. En ce temps-là, les illustrations représentaient Sara avec de longs cheveux noirs et vêtue d’un chemisier, d’une jupe et de socquettes aux vives couleurs, tandis que Dara portait un pantalon et une chemisette. Ils étaient magnifiques, mais nous ajoutions une moustache à Sara et une barbe à Dara. Des années plus tard, c’est-à-dire quand j’étais étudiant à l’université de Téhéran, nous nous lassâmes du régime monarchiste et déclenchâmes une révolution. Notre réveil se produisit lorsque le shah, suivant les conseils du président des États Unis Jimmy Carter, affirma vouloir donner au peuple d’Iran la liberté politique ainsi que la liberté de parole et de pensée, et, afin de montrer sa bonne volonté, dissout le parti Rastakhiz — le seul parti politique du pays, qu’il avait lui-même créé. Nous criâmes « Liberté ! »… Nous criâmes «Indépendance !»… Et, quelques mois après le début de la révolution, nous ajoutâmes : «République islamique ! »… Dans tout le pays nous mîmes le feu à des banques, parce que, selon la propagande officielle ou souterraine des communistes, les banques étaient les symboles du régime sanguinaire des collaborateurs bourgeois. Nous incendiâmes des cinémas, parce que, selon la propagande officielle ou souterraine des intellectuels, les cinémas étaient la cause du déclin culturel, de l’occidentalisation croissante et de l’influence grandissante de la culture américaine hollywoodienne. Nous brûlâmes des cabarets, des bars et des bordels, parce que, selon la propagande officielle ou souterraine des dévots, c’étaient des foyers de corruption qui propageaient des péchés mortels… Quoi qu’il en soit, quelques années après la victoire de la révolution, dans les manuels du cours préparatoire, un foulard couvrait les cheveux noirs de Sara et un long surtout noir cachait ses vêtements aux vives couleurs. Dara n’étant pas assez vieux pour avoir de la barbe, seul son père en portait une. Selon notre enseignement religieux, un musulman doit être barbu et ne doit pas faire usage de rasoir sur son visage, afin de ne pas ressembler à une femme.

Si j’ai bonne mémoire, quelques années plus tard, Sara et Dara disparurent complètement des manuels de lecture et une autre fillette et un autre garçonnet les remplacèrent – un frère et une sœur, sans le moindre rapport avec le régime corrompu et tyrannique du shah. Vous avez sans doute compris désormais que le choix de Sara et Dara comme prénoms est un subterfuge narratif iranien. […]

À l’époque de la métamorphose de Sara et de Dara, ma fille était élève du cours préparatoire, et certains soirs, à court d’idées, je ne parvenais pas à trouver une nouvelle histoire à lui raconter. Je lui avais par conséquent acheté des livres où les contes étaient meilleurs que ceux que j’inventais moi-même car ils étaient illustrés. Un soir, ayant ouvert Blanche-Neige et les Sept Nains pour le lui lire, je découvris, horrifié, que Blanche-Neige portait un foulard et que deux traits noirs épais couvraient ses bras nus. Ma petite fille me demanda :

« Pourquoi est-ce que tu ne lis pas?»

Je refermai le livre et répondis :

« Il n’y aura pas de conte, ce soir. Endors-toi pour avoir un beau rêve, ma petite… Dors, Baran.»

Nous l’appelions Baran à la maison. Mais sur son certificat de naissance figure un nom que ni sa mère ni moi ne voulions donner à notre fille. Ainsi donc, le prénom de Baran a, lui aussi, une histoire que je vous raconterai un autre soir. À présent, avec votre permission, je dois reprendre le fil de mon roman d’amour.

Demandez-moi comment Sara et Dara se sont connus, puisqu’il est si improbable en Iran qu’un homme et une femme se rencontrent. Comme je l’ai dit, bien que Sara et Dara se trouvent face à face pour la première fois aux abords de la manifestation politique des étudiants, ils avaient en fait commencé à écrire leur histoire d’amour une année auparavant. C’est cette histoire que je souhaite maintenant vous raconter :

Sara étudie la littérature iranienne à l’université de Téhéran. Cependant, pour respecter une loi non écrite, il est interdit d’enseigner la littérature iranienne contemporaine dans les écoles et les universités du pays. Comme tous les autres étudiants, Sara doit apprendre par cœur des centaines de vers et la biographie de poètes morts il y a mille, sept cents, quatre cents ans… Malgré tout, Sara aime la littérature iranienne contemporaine parce qu’elle stimule son imagination.

Cette littérature suscite dans son esprit des mots et des scènes qu’elle n’a jamais osé prononcer ou imaginer, et, bien sûr, cette littérature n’a pas, elle non plus, osé, franchement, explicitement, utiliser ces mots et décrire ces scènes. En fait, lorsque Sara lit un roman contemporain, elle interprète les blancs entre les lignes, et chaque fois qu’une phrase est inachevée et finit par trois points de suspension comme ceci « …» son esprit s’emballe et se met à imaginer ce que pourraient être les mots coupés. Il arrive que son imagination aille plus loin, soit plus audacieuse que celle de l’auteur. Si elle se montre aussi maligne qu’un agent de renseignements et possède le pouvoir de déchiffrer les codes tapis dans l’ombre des formules figées et dans les chuchotements étouffés des mots banals de la littérature iranienne contemporaine, elle trouvera exactement ce qui lui plaît. Elle adore ces trois points parce qu’ils lui permettent d’être elle aussi écrivain.

 

 

 

 

 

Extrait 3

«Allons faire des emplettes, dit-elle.

Pour acheter quoi? »

Elle désigne la robe.

«Quoi? Tu connais le prix de ces robes?

Qu’est-ce que t’en sais? Tu t’es marié combien de fois ?

Je le devine… De plus, je… À dire vrai…

Tu n’as pas d’argent?»

Il hoche la tête d’un air penaud.

« Mais on ne va rien acheter. On va juste faire semblant. Jouer la comédie.»

Ils entrent dans la boutique. Contrairement à la plupart de ses consœurs, la propriétaire entre deux âges est outrageusement fardée. Elle les accueille avec un sourire. Bien que les hommes n’aient pas le droit d’entrer dans ce genre de boutique, elle ne prête guère attention au jeune homme timide et gêné. Elle demande à Sara : «Êtes-vous la future mariée?

Oui.

Voilà bien longtemps qu’une aussi belle future mariée n’est entrée dans ma boutique… Quel est votre style préféré ?»

Elle place devant Sara un catalogue en anglais. Toutes les parties dénudées du corps des modèles, soit les bras et les jambes, ainsi que les cheveux, ont été noircies au Magic Marker.

Je n’aime pas interrompre constamment le déroulement de mon histoire pour fournir des explications, mais il semble que je n’aie pas le choix. En Iran, certaines choses et certains comportements sont si étranges et insolites que sans explications un étranger serait incapable de bien comprendre un récit iranien. Ces précisions sont également importantes pour de jeunes lecteurs iraniens. Par exemple, depuis le jour où une jeune Iranienne de seize ans a regardé le monde, elle n’a vu les magazines de mode qu’après leur traitement au Magie Marker et elle imagine que les magazines du monde entier leur ressemblent. Il faut donc préciser ceci :

Durant plusieurs années après la révolution, l’importation de revues et de livres étrangers était interdite. Puis le gouvernement décida d’ouvrir une petite brèche pour permettre un contact visuel et scriptural avec le monde extérieur. C’est ainsi qu’une section spéciale fut établie dans tous les bureaux de douane pour censurer les publications occidentales à leur arrivée dans le pays. Des agents feuilletaient soigneusement les revues et les magazines auxquels les voyageurs voulaient à tout prix faire franchir la douane – tels que Burda, revue très appréciée en Iran – et arrachaient les pages où figuraient des photos de femmes aux bras nus ou qui ne portaient pas la tenue islamique, avant de les jeter à la poubelle. Un voyageur avait beau insister que de l’autre côté de la page du New Yorker, de Newsweek ou du National Geographic où se trouvait la publicité il y avait un important article, on n’en avait cure. Je vous laisse imaginer combien de centaines de milliers de mannequins, vedettes hollywoodiennes et de belles femmes figurant dans des publicités ont été précipitées dans les poubelles des aéroports iraniens. Plus tard, afin d’empêcher de tels massacres, ces mêmes bureaux de douane inventèrent une nouvelle technique. On fournit à tous les bureaux de douane une grande quantité du ruban adhésif très collant acheté non en Chine dont la colle ne colle pas mieux que la salive mais en Occident. Dès qu’ils apercevaient un bras nu ou une paire de jambes, les agents spéciaux plaçaient un morceau du puissant ruban adhésif sur les membres et, avec une adresse qui est l’apanage des bricoleurs iraniens, arrachaient prestement ces bras et ces jambes de la page du magazine. Mais cette méthode prenait beaucoup de temps […]. De toute façon l’homme a été chassé du ciel et jeté sur la terre afin qu’il soit toujours contraint d’inventer. Après un certain temps, on imagina la technique de l’encre indélébile dont on noircit les membres dénudés. Par la suite, la méthode fut perfectionnée lorsque les marqueurs achetés à l’étranger permirent de les noircir parfaitement et sans merci, tout en ayant la bonté de ne pas tacher le verso de la page.

[…]

Ces dernières années, vu la demande croissante, plusieurs revues de mode ont été publiées en Iran. Dans ces magazines, des photos des dernières modes de Paris et de New York sont fidèlement reproduites, mais au lieu du mannequin il n’y a qu’une esquisse au crayon d’une femme, et, bien sûr, cette femme porte un foulard sur la tête.

 

 

 

 

 

Extrait 4

 

Par la fenêtre, où elle a passé de nombreuses heures à attendre l’apparition de Dara, Sara regarde la même rue, le même trottoir d’en face et réfléchit à l’avenir. Elle sait de tout son être qu’elle n’est pas disposée à mener la même vie que sa mère, à laisser sa jeunesse et ses rêves s’étioler dans la cuisine, avec pour tout idéal, toute ambition, la satisfaction de nourrir correctement sa famille, tout en sachant que l’horizon ménager est bien sombre. Ce puissant besoin de changement, de bonheur et de beauté vient peut-être du fait qu’on lui a cloué ce foulard sur la tête.

 

[1] Personnages d’un célèbre roman de l’écrivain russe Fedor Dostoïevski, Crime et Châtiment (1866)

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