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Quoique, Jean-Pierre Siméon CHRONIQUE du 25 Janvier 1998

 

 

Quoique, Jean-Pierre Siméon

CHRONIQUE du 25 Janvier 1998

 

« Nous prévoyons une production annuelle de 500 bébés par an ». L’homme qui fait cette annonce avec la tranquille assurance d’un fabricant de conserves ou de pylônes électriques est Richard Seed, un physicien américain.

Ce dont il s’agit, chers amis, (vous en souvenez-vous encore ? C’était il y a quinze jours, mais des strates d’informations se sont accumulées depuis), ce dont il s’agit, c’est de clonage humain. Au lendemain de cette annonce aussi cynique que désinvolte, nous avons eu droit, bien sûr, à quelques nobles mouvements d’émotion et d’indignation. Puis plus rien, ou presque. Le train-train des préoccupations économiques, politiques et sportives a repris comme si de rien n’était.

Voilà, dites-moi, un silence assourdissant. Parce que si l’on avait un souci minimum du destin de l’humanité, le sens le plus élémentaire de nos responsabilités face aux générations futures, on ne parlerait que de cela. Qu’il y ait des scientifiques, car .Richard Seed n’est pas seul à en concevoir le projet, pour envisager sérieusement la fabrication en laboratoire de clones humains, cela devrait susciter sur la planète entière un immense effort de réflexion, un débat qui excède de beaucoup une simple et brève condamnation morale qui ne résout rien.

Je tiens pour ma part la réalisation probable à plus ou moins longue échéance de ces ersatz d’hommes pour un des événements les plus graves du millénaire qui s’achève, d’une portée au moins aussi chargée de conséquences que la

découverte de l’énergie atomique, ou les premiers pas de l’homme sur la Lune.

Sauf que dans le cas présent c’est la notion même d’espèce humaine qui est en jeu. Il est patent que cette nouvelle sorte d’êtres qu’on prétend créer, prévisibles et prédéterminés dans leurs caractères physiques et génétiques, constituerait ipso facto une classe d’individus à part, dépossédés de ce qui fait l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’originalité irréductible de chacun. Ce qui se perdra ainsi, c’est nécessairement la liberté et la dignité de la personne. Quel sera le destin psychique et affectif d’un clone non pas issu du riche hasard de la toujours surprenante combinaison des gènes d’un homme et d’une femme, non engendré de l’amour (est-ce que cela ne compte pas ?) mais réduplication servile d’un modèle biologique ?

Oh ! certes, une bonne part de la communauté scientifique a émis des protestations, le généticien français Axel Kahn notamment, mais souvent hélas non pour contester le principe mais le caractère prématuré de l’expérience qui en l’état actuel des connaissances ne donne aucune garantie quant à la qualité du clone. On évoque ainsi mortalité infantile, cancer ou vieillissement précoce. Mais le problème n’est pas là. Car avec le temps on peut prévoir que la technique perfectionnée permettra de résoudre ce genre de, disons, « difficultés ». Le problème n’est pas technique, il réside, intellectuel, philosophique et moral, dans le principe même. Le fait est que Bill Clinton a refusé de financer ces travaux d’apprentis sorciers, mais c’est scandaleusement répondre par un argument économique à une question éthique. Du reste il n’est question, aux Etats-Unis, que de voter un moratoire de cinq ans. Et rien, on le sait, n’interdit là-bas à un laboratoire privé de poursuivre les recherches. Il suffit qu’à un savant fou s’allie un milliardaire mégalomane pour que la fiction devienne réalité et nous ne serons pas loin d’un scénario à la X files. En Europe où, par bonheur, les vieux idéaux humanistes ont encore la peau dure, la condamnation est plus radicale et semble-t-il plus définitive. Mais cela non plus ne résout rien. Car s’il n’y a pas de clones chez nous mais qu’ailleurs ils apparaissent, nul, nulle part, n’échappera à la reconsidération du concept d’homme. Ce n’est pas alors à un recul de civilisation à quoi nous aurions affaire mais à un désastreux bond en avant dans la déchéance morale de l’humanité. Dire cela, il faut cependant ici le répéter, ce n’est pas flatter d’infantiles frayeurs devant les progrès de la science.

Oui la science avance et elle a raison. Rien ne doit être interdit à la connaissance, mais apprendre et inventer n’est profitable et légitime que pour autant qu’on domine les effets de son savoir et qu’on exclut comme hypothèse mortifère ce qui réduit l’homme. Il y a longtemps déjà que Rabelais le sage a formulé pour nous tous cette loi intangible dont notre siècle technomaniaque est hélas fort oublieux : « Science sans conscience n’est que mine de l’âme ». Nous manifestons, et je ne suis pas le dernier à le faire, contre le chômage et les massacres en Algérie, contre le sida et les mines antipersonnelles. Cela est bien. Mais citoyens responsables et garants d’un avenir acceptable pour l’humanité prochaine, nous devrions manifester dans toutes les rues du monde contre les fantasmes morbides des apprentis sorciers. Ce que nous laisserons faire aujourd’hui, ce sera, peut-être, la ruine de l’homme, demain. Le jour où naîtra le premier clone humain ce sera pour nous tous une défaite que rien n’effacera.

Je finirai par une citation de Jean Giono qui a tout à voir avec ce qui précède : « Tant qu ‘on invente dans la mécanique et pas dans l’amour, on n’aura pas le bonheur ».

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