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Chronique du 12 octobre 1997 sur la technique Jean Pierre Siméon, Quoique

Chronique du 12 octobre 1997 sur la technique

Jean Pierre Siméon, Quoique

 

Non vraiment, je ne puis plus me taire. Il y a trop longtemps que les puces me démangent et que les souris me courent sur le haricot. Quitte à passer pour un réactionnaire de la pire espèce – ce dont j’essaierai cependant de me défendre – il faut, comme disaient les personnages de Molière, que « je décharge ma rate ». Les puces et les « tiques », voulez-vous savoir, pour le dire dans la bonne et franche langue du peuple qui grâce à Dieu, n’est pas encore de bois, ça me gonfle, ça me court, ça me frise les moustaches, ça me met les boules, ça me brise les coucougnettes, bref j’en ai ma claque.

Je parle, vous l’avez compris, non pas des puces sauteuses et des tiques suceuses, mais de ces bidules électroniques et de ces techno-machins en tout genre qui prétendent nous faciliter la tâche de vivre : informatique, télématique, bureautique, biotique, cinétique, diététique, robotique, je vous laisse continuer la liste.

Encore une colère, dites-vous ? Oui da. Un homme en colère est un homme sain et je travaille à ma santé. Bref. Quel moustique me pique ? Est-ce que je ne croirais pas au progrès, voudrais-je ignorer les bienfaits de la science, les avancées de la technologie et leurs effets heureux sur la recherche médicale, la diffusion du savoir, le confort quotidien ?

Non, je n’ignore ni ne méprise. Ce qui m’escagasse, c’est le technicisme régnant, l’automatisation systématique, et la volonté que cela trahit de tout rationaliser, organiser, programmer en vue de la sacro sainte efficacité. La technique, je n’ai rien contre, c’est l’instrument de la vie qui se construit : l’abeille, l’oiseau, le castor ont leur technique. Mais justement, elle doit demeurer un instrument pour bâtir l’homme et ce qui sert le devenir de l’homme. Or, par un pervers renversement de logique, voilà que la technique instrumentalise l’homme. C’est l’homme en effet qui. en cette fin de millénaire, modelant son comportement sur la rigueur froide et sans surprises des machines savantes, devient un automate. C’est inéluctable : à mesure que son environnement s’automatise, l’homme fait de même. Distributeurs automatiques, portes automatiques, barrières automatiques,- retraits et prélèvements automatiques, répondeurs automatiques, je vous laisse continuer la liste. On y gagne du temps. Soit. Mais on y perd l’autonomie, l’intention, l’invention et la responsabilité. Mettez un homme devant un ordinateur : c’est l’ordinateur qui commande le geste et il arrive le plus souvent que l’intention initiale, libre et spontanée, de celui qui s’en sert, se soumette, par la force des choses, aux injonctions du programme.

Car si raffinés soient les programmes informatiques, ils ne peuvent épouser votre désir forcément imprévisible, par nature capricieux. Et parce que chacun est par bonheur différent, le modèle uniforme que l’ordinateur propose ne peut répondre à sa demande exactement. Il y répond en gros et l’utilisateur est contraint de se soumettre, abdiquant par là- même des particularités de son désir propre. Voyons, qui de vous n’a pas été pris de colère devant un minitel têtu ou un distributeur de billets SNCF ? La machine demande un individu conforme, conforme aux besoins et aux intentions qu’elle a prévu qu’il aura. Seulement, on ne met pas la vie en équations, on ne met pas une conscience, si modeste soit-elle dans ses exigences, dans le moule des prévisions statistiques.

La vie et la conscience restent – pour combien de temps encore ? – rebelles, irréductibles à l’uniformité, ingouvernables, impensables dans leur totalité. Le danger de la machine informatique est qu’elle vous conduit doucement à rentrer dans le rang des comportements moyens, les seuls qu’elle soit capable d’imaginer.

Par exemple, la machine informatique apparemment ne supporte pas les prénoms composés. Ce doit être trop long : aussi pour elle je me nomme toujours Siméon Jean. Jean est un joli prénom, j’en conviens, mais de quel droit me coupe-t-elle ainsi à moitié ? Mon ami Jean-François Manier, qui est un esprit rebelle, n’arrivait pas à faire comprendre à sa banque qu’il habite non pas Le Chambon-sur-Ligno mais Le Chambon-sur-Lignon. Il paraît que la machine ne pouvait pas faire mieux. Remarquez que quand il a menacé de retirer le dernier zéro à tous ses comptes, la machine, qui a quelques bons réflexes, a obtempéré et produit un complet Le Chambon-sur-Lignon.

Des queues de cerise ? Oui, mais un symptôme aussi. Je ne dis pas qu’il faille supprimer la machine informatique, pardi, mais si nous ne luttons pas pied à pied contre le nivellement des individus qu’elle implique, elle fera de nous à échéance des clones de l’homo informaticus moyen sans un poil qui dépasse.

J’ai une autre raison de m’inquiéter de la prolifération des petits cubes lumineux. C’est que bientôt les trois quarts des faits et nécessités de notre existence passeront par eux, et comment s’il vous plaît ? Dans des représentations chiffrées, numérisées, abstraites, images simplifiées et systèmes de symboles. Sur l’aplat de l’écran, que reste-t-il de la vie, de ses reliefs et de ses mouvements ? Où l’odeur, le toucher, la saveur ? Nous nous retirerons de la vie chaude, froide, humide, brutale, caressante, concrète pour entrer dans le royaume de l’abstraction propre et immuable. Le danger ici, c’est la perte du réel. Télévision, jeux vidéo, micro- ordinateurs, Internet, pour les générations qui viennent l’essentiel de la réalité sera perçu sur l’écran, une réalité donc transposée, artificielle et organisée par d’autres que ceux qui regardent cet écran. Il faut méditer sur le double sens du mot écran : ce qui cache autant que ce qui donne à voir.

C’est d’ailleurs une tragique erreur que de donner à croire qu’Internet nous livre le monde. Il ne livre qu’un immense vrac d’informations, puzzle infini d’images et de textes, une réalité en miettes. C’est ailleurs qu’un enfant toujours comprendra quelque chose du monde, en laissant glisser le sable entre ses doigts, en portant la neige blanche à ses lèvres ou en grimpant à des branches qui lui déchirent les genoux et les mains.

Voici pour finir une citation de l’écrivain Fred Vargas : « La connerie militaire et l’immensité des flots sont les deux seules choses qui puissent donner une idée de l’infini ».

Sans rapport avec ce qui précède.

Quoique.

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