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Lecture analytique « Cahier d’un retour au pays natal » Aimé Césaire (P.42)

Véronique Perrin

Lycée Voltaire Wingles

Cahier d’un retour au pays natal, Césaire 

 

Introduction :

Aimé Césaire est né en 1913, à Basse-Pointe, à la Martinique, dans une famille de sept enfants, qui ne connaît pas la misère. Après de brillantes études, il obtient une bourse pour venir à Paris. Il quitte avec plaisir son île,  jugeant négativement son peuple servile,  qui, selon lui, a perdu toute dignité, tout sentiment de grandeur.  Arrivé à Paris, en 1931, il y rencontre, au lycée Louis-le-Grand, Léopold Sédar Senghor, qui lui fait découvrir l’Afrique, le réconciliant avec les racines de sa culture. Entré à l’Ecole Normale Supérieure en 1935, il fonde avec Damas et Senghor le journal l’Étudiant noir, dans lequel se forgera peu à peu le concept de négritude, en réaction à l’oppression du système colonial. Poète, dramaturge et homme politique, il a joué un rôle considérable dans la prise de conscience des intellectuels noirs d’Afrique et des Caraïbes.  Césaire est mort à Fort-de-France en 2008.

Cahier d’un retour au pays natal, commencé en 1936 et publié en 1939, à l’occasion de son retour en Martinique, puis intégralement en 1947,  deviendra l’étendard de la jeunesse révolutionnaire des pays colonisés.

 

Problématiques quel vibrant appel Césaire  lance-t-il  dans ce texte ? En quoi  défendre la cause de son peuple permet-il au poète de promouvoir des ambitions humanistes ? En quoi chant poétique et action politique convergent-ils vers un projet humaniste ?

I.                   L’homme d’une cause

1.      Communion avec son peuple

–          Dans cet extrait, Césaire réaffirme son lien avec sa terre natale. Elle est présente par cette ville (V.3) mais celle-ci est une métonymie et le poète insiste surtout sur  la relation affective qui le  soude à son peuple : l’amant de cet unique peuple (V.7) ; de cette unique race (V.24) (V.27).  Il se consacre à sa cause, à laquelle il « se cantonne » (V.24) ;  vous savez pourtant mon amour tyrannique (P.25) suggèrerait presque l’idée d’une relation passionnelle,  jalouse et donc exclusive. D’ailleurs il rejette l’image du « mari » au profit de celle de « l’amant » (V.10).

–          Peuple et terre se confondent : son génie (V.11),  son sang (V.13) personnifient-ils la terre ?… A l’inverse, la race doit produire de son intimité close / la succulence des fruits. (V.32/33), comme une terre fertile qui enfanterait,  de son intimité close , tel un sexe féminin, la douceur de vivre. L’image poétique est très sensuelle. Elle n’est pas qu’un simple ornement ; elle suggère le lien consubstantiel des hommes au monde. Point commun avec le texte de Cù Huy Cân.

–          La présence des éléments est très concrète : les déictiques cette ville, cette unique race,  cet unique peuple leur confèrent matérialité et proximité.  Mais l’évocation de sa terre natale reste imprécise, sans couleur locale : tout comme le poète vietnamien précédemment cité, Césaire veut célébrer une communion avec la nature, il veut restituer l’unité existant entre lui et le monde.

2.      L’universalité

–           Césaire communie avec la nature et avec le genre humain.

–           Le colonialisme est là, en filigrane : par  le mot ressentiment (V.14) : son île a des comptes à régler. Mais Césaire refuse de s’enfermer dans la loi du Talion : ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine (V.22) Son amour pour le genre humain va au-delà : vous savez que ce n’est point par haine des autres races / que je m’exige bêcheur de cette unique race (V.26) Défendre la cause d’un peuple opprimé solidarise avec tous les autres peuples opprimés, mais pas seulement : Il œuvre pour la faim universelle / pour la soif universelle (V.28/29)  En rétablissant la dignité humaine, il redonne ses lettres de noblesse à la notion d’homme.

–          La finalité de ce combat est la liberté : libre enfin (V.30) L’adverbe « enfin » affirme que c’est l’objectif à atteindre. L’intimité close (V.31)  suggère une  terre qui échappe au viol de l’occupant et qui vit en autosuffisance, produisant la succulence des fruits. (V.32)  Libérer son peuple ; libérer tous les peuples opprimés ; libérer le genre humain.

–          C’est un vibrant appel à la fraternité :  Césaire se conçoit comme le frère (V.9).

 

La mission  du poète

1.    Un poème de lutte

–          Césaire fait preuve d’une grande détermination :  il refuse de se laisser détourner de sa mission par quelque réaction que ce soit :  ni les rires ni les cris (V.1).  Tout comme le préconise Hugo, dans « Fonction du poète », celui-ci doit rester indifférent aux réactions qu’il suscite, qu’on l’insulte ou qu’on le loue. Les rires  de raillerie, les cris de souffrance ou de menace ( ?) n’y feront rien. Dans son texte, Césaire affirme sa volonté explicitement : ce que  je veux (V.27), c’est  sommer (V.30) sa race de produire. Il est paradoxal de vouloir la  libérer  (libre enfin)  par un amour tyrannique (V.24) : Césaire est prêt à tout pour cet affranchissement, y compris aller contre la volonté même de son peuple, si celui-ci est résigné.

–          Mais il s’impose la même exigence : je ne me dérobe point (V.7) ;  je m’exige bêcheur (V.26). Il est prêt à assumer son rôle de guide, de tête de proue (V.7)

–          Il s’exhorte lui-même pour trouver la force : dans tout l’extrait il apostrophe (son) cœur (V.8) (V.21), siège des sentiments mais aussi du courage (l’étymologie de ce dernier mot provient de « cœur »)  Il interpelle son cœur dans une prière virile (V.1), païenne, donc :  Césaire compte plus sur lui que sur Dieu pour soutenir sa cause.

–          La lutte armée ? la prière  paradoxalement virile souligne que pour Césaire l’engagement est action. Il se dépeint avec une foi sauvage (V.4) ; ses mots trahissent sa pugnacité : Donnez à mon âme la trempe  de l’épée (V.6),  métonymie très classique du combat, où la dureté du fer,  obtenue par la trempe, symbolise la virilité de son possesseur.  L’alliance des termes abstrait (âme) et concret (épée) renforce l’engagement. Le poète ressemble à un héros épique, prêt à se lancer dans une geste glorieuse : faites de moi l’exécuteur de ces œuvres hautes / voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme (V.19/20). Une autre métonymie exprime la lutte, celle du poing : comme le poing à l’allongée du bras (V.12)

–          La violence est latente, suggérée par les mots sang (V.13),  ressentiment (V.14), haine (V.21).

2.     La lutte oratoire

–          Mais si Césaire se projette en héros épique, c’est avant tout en héraut de la liberté, qu’il  se fait  porte-parole  Son combat passe par les mots.

–          Des mots qui sonnent comme un chant religieux. Le mot prière débute l’extrait. Selon Edouard Maunik , Césaire est « un prêtre de la révolte ».

–          La poésie de Césaire est incantation. L’extrait débute aussi par  au bout de ce petit matin, qui est repris dans le texte intégral, comme un refrain. Leitmotiv qui le  martèle 29 fois, qui imprime le rythme, lui  donne une cadence . Dans cet extrait, le rythme est  impulsé par les nombreuses anaphores :  donnez-moi ; faites de moi. Elles rappellent une litanie. Césaire psalmodie. Il choisit aussi les mots pour leur sonorité : recueillement/ensemencement (V.17/18)

–          La poésie est musicalité. Chez Césaire, elle rejoint le rythme de l’oralité de la culture noire. Par ailleurs l’usage du vers libre est signe d’affranchissement par rapport aux règles classiques de la culture dominante (celle des colons, dans la langue desquels il s’exprime.). L’écriture poétique est déjà un geste de libération, qui s’accorde à la revendication politique.  Césaire subvertit le langage des colons pour le rapprocher du souffle du rythme africain, donc de ses racines. « Exprimer l’âme noire avec le style nègre en français » comme l’ écrivait Senghor.

III.             Le poète trace l’avenir

Poète visionnaire

–          Césaire se souvient de « Fonction du poète », de Hugo ; il  s’attribue la même mission de prophète : sur cette ville que je prophétise, belle (V.2).

–          Il œuvre pour l’avenir de son peuple (et du genre humain affranchi) : Au bout de ce petit matin (V.1) est une métaphore de l’éveil. C’est l’aurore de la libération.

–          En se voulant bêcheur de cette unique race (V.26), il cultive  pour l’avenir, en véritable homme d’ensemencement (V.18)

–          Du prophète, il adopte la sagesse : Faites moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie  (V. 11) La première partie du vers signale son exigence morale alors que l’antithèse rebelle/docile  accentue la bienveillance ; d’ailleurs, le paradoxe docile (…) comme le poing (V.11/12) marque une sorte de pacifisme.  Faites de moi un homme de recueillement (V.17), ce recueillement paraissant, par sa passivité, antinomique de l’action précédemment étudiée. Dès lors le mot « frère » peut aussi revêtir une connotation plus religieuse.

–          Devenir un homme d’initiation (V.16), n’est-ce pas être un initié ?

2.     Prophète ou simple mortel ?

–          Le verbe « prophétiser » (V.3)  semble faire du poète un élu.

–          Certaines formulations vont même jusqu’à donner l’idée d’un poète se voulant  démiurge : donnez à mes mains puissance de modeler (V.5) L’image, biblique, rappelle la création d’Adam avec de la glaise. L’occurrence du père, du fils (V.9) rappelle la trinité (privée toutefois du saint esprit). En se voulant  à la fois homme de terminaison et homme d’initiation (V.15/16), Césaire semble être le début et la fin, l’Alpha et l’Omega ? C’est vrai qu’il est le Verbe (poétique). Néanmoins ses références religieuses se mêlent à celles, païennes, de son île : la foi sauvage du sorcier (V.4)

–          Pourtant, Césaire réaffirme sans cesse son humanité : cf. l’anaphore lancinante : faites de moi un homme. Certes, quand il  se projette en père, fils, frère, amant unique de cette race (par l’emploi du déterminant défini le) (V.9/10),  il prend une dimension  absolue surhumaine. Mais il ne se projette que dans des rôles très concrets (le père géniteur), par des images elles aussi très concrètes (comme celle de l’agriculture). Il n’y a aucune volonté de sortir de l’enveloppe charnelle : l’homme est amant ; la terre est un gigantesque sexe féminin  (intimité close) L’homme revendique la sensualité de la condition humaine.

Conclusion

–          Poème qui chante l’appartenance à un peuple, à une terre ; qui loue le rapport consubstantiel de l’homme à son milieu , à ses racines.

–          Poème de lutte qui invite à se libérer de toute oppression mais qui prône aussi un esprit de tolérance et d’ouverture à l’Autre.

–          Poème qui rêve d’accorder à l’homme l’omnipotence divine mais seulement pour faire respecter, la dignité de la condition humaine.

–          Poème qui recourt aux mots de l’oppresseur (langue du français) mais qui leur impulse le rythme d’un chant noir, pour mieux le subvertir.

–          Pour Césaire, écrire et agir politiquement vont de paire : « ma poésie et née de mon action » ; « écrire, c’est dans les silences de l’action » (propos figurant dans Le Monde du 17.03.2006)

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