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Lecture analytique du texte d’Apollinaire, « L’Emigrant de Landor Road »

Véronique Perrin

Lycée Voltaire Wingles

« L’Emigrant de  Landor Road », G. Apollinaire

 

Questionnaire préparatoire

  1. Résumer l’histoire de l’émigrant en réunissant tous les éléments narratifs que vous trouvez dans ce poème. (3 pts)
  2. Que représente l’Amérique pour cet homme ? Justifiez votre réponse en vous appuyant sur des citations commentées. (2 pts)
  3. Comment comprenez-vous l’importance accordée au costume dans ce poème ? (2 pts)
  4. Montrez que le paysage urbain et le paysage marin comportent tous deux des éléments de mauvais augure. (3 pts)

 

Introduction

Guillaume Apollinaire (1880- 1918),mort de la grippe espagnole après avoir survécu au front, est un homme d’origine polonaise, doté d’une solide culture antique. Il a été précepteur en Allemagne, en 1901, où il a rencontré Annie Playden, dont il est tombé amoureux. Revenu en France, il a fréquenté les artistes cubistes (dont Picasso) et il  était critique d’art et poète. Sa poésie est novatrice, notamment dans  Alcools qu’il publie en 1913. Ce recueil présente deux cycles consacrés à deux femmes qu’il a aimées : Annie Playden et Marie Laurencin.

« L’Emigrant de Landor Road » (1904) est un poème appartenant au premier cycle. Apollinaire apprend qu’Annie , avec qui il a eu une liaison en Allemagne, quitte l’Angleterre  pour s’installer en Amérique. Le titre du poème évoque la rue où elle habitait à Londres et où le poète s’est rendu plusieurs fois. Ce texte est empreint de  la tristesse d’Apollinaire, séparé définitivement de celle qu’il aime. L’émigrant est à la fois la femme qui part et l’amant délaissé. Le poème retrace l’itinéraire physique et psychologique d’un homme qui court à sa perte.  Ce texte a été publié en 1905 mais il sera réécrit, en 1906, successivement en prose puis à nouveau en vers.

Problématique  : comment le poète exprime-t-il sa souffrance d’amant délaissé  à travers l’aventure de l’émigrant ?

 

I.                   Un poème narratif moderne

Cet axe vise à montrer la modernité de l’écriture d’Apollinaire.

1.     Les composantes narratives →  un poème qui se lit comme une histoire

–          Un texte résumable, qui use des temps du récit (passé simple ; imparfait). La structure chronologique est soulignée par des adverbes : demain (V.9) Puis (V.29). Après les préparatifs, nous assistons au départ de l’émigrant.

–          Point de vue narratif : un personnage observé de l’extérieur  (« il ») par un narrateur omniscient (strophes 1, 5 par exemple). Certaines strophes nous plongent dans les pensées de l’émigrant (strophes 3, 4, dernière strophe) par une sorte de monologue intérieur (je + temps de l’énonciation). Le narrateur a la faculté d’alterner les regards : point de vue du quai (strophe 8)  et point de vue du bateau (strophe 10)

–          Un cadre spatio-temporel précis :  un port d’automne (V.29) ; des lieux décrits pour créer une atmosphère (strophe 2)

–          Présence d’un personnage : l’Emigrant. Il est croqué en quelques traits physiques, un peu humoristiquement, par deux détails qui lient deux extrêmes (la tête et les pieds)  : Le chapeau à la main, il entra du pied droit (V.1). Il prend de l’épaisseur par ses propos rapportés (strophes 3 et 4) et ses pensées (strophe 11).

 

2.     La modernité poétique

–          On retrouve  des éléments  de versification classique : les strophes sont le plus souvent composées d’alexandrins ;  présence de rimes.

–          Mais il y a entorse à la règle (transition vers une poésie qui s’affranchit des contraintes formelles) :

  •  Distiques, tercets, quatrains se juxtaposent
  • Présence d’hexasyllabes (strophe 6) ; d’octosyllabes (V. 10, V.44, etc.) au milieu des alexandrins
  • Les systèmes de rimes se mêlent : suivies (strophe 1) ; croisées (strophe 3) ; embrassées (strophe 2)
  • On retrouve même de simples assonances : droit / roi (V.1/2)
  • L’absence de ponctuation

–          Un mélange de registres surprenant : le vocabulaire le plus prosaïque (Sur le pont du vaisseau il posa sa valise / Et s’assit – V.31/32) s’allie aux images hermétiques fréquentes en poésie (strophe 7) ; les répétitions les plus plates (vêtus comme il faut qu’on se vête – V. 4) avoisine la créativité poétique : néologisme «feuilloler » (V.30)

 

II.                L’espoir d’un homme

1.     Endosser une nouvelle identité :

–          Le départ est envisagé comme une possible renaissance. Habillé de neuf  (V.15) signifie « faire peau neuve ». L’émigrant pense que l’habit fait le moine : s’habiller  comme un millionnaire (V.20), chez un tailleur très chic et fournisseur du roi (V.2), avec le vêtement d’un lord (V.19)  est promesse d’enrichissement. Avec humour d’ailleurs, il entre dans la boutique du pied droit (V.1), pour  attirer la chance. Tant qu’on n’est pas vêtu comme il faut qu’on se vête (V.4), c’est-à-dire qu’on ne présente pas les signes extérieurs de richesse,  la réussite ne peut venir.

–          Il semble vouloir faire table rase du passé : Les boursiers ont vendu tous mes crachats d’or fin (V.14). Il a donc vendu ses vers précieux, d’or fin. L’oxymore étonne : dans la nouvelle société mercantile, dominée par les boursiers,  tout se vend, y compris la poésie. L’argent lui permet de partir en Amérique (V.9), où il espère aussi en gagner d’autre (V.11). D’ailleurs les prairies lyriques (V.11) suggèrent  que  le nouveau monde  sera  une nouvelle source d’inspiration. Nouvelle source de profit. (vision moderne de la poésie, qui n’est plus coupée de la réalité économique.

2.     L’Amérique, un pays de cocagne

–          Suivant les clichés, l’Amérique est le lieu de tous les possibles :  c’est la terre dont on ne revient pas , car on peut s’y réaliser pleinement.

–           L’émigrant est catégorique, ce que marque le futur de l’indicatif et l’adverbe « jamais » :  Et je ne reviendrai jamais  (V.10) . Il part, gonflé d’espoir et de certitudes. Les formules sans appel marquent sa détermination  :  Car revenir c’est bon pour un soldat des Indes (V.13) ;  je veux … (V.15) A l’opposé du voyage colonial,  il envisage une vraie aventure, réinvente un nouveau monde, un nouvel ordre social.  L’auteur  pense très certainement au poème de Kipling,  « Mandalay », publié en 1904, dans la revue « Les Soirées de Paris »,  dont Apollinaire s’occupait.

–          Il véhicule des clichés de l’Amérique : les grands espaces,  naturels et encore sauvages,  deviennent des prairies lyriques (V.11), source d’inspiration et de liberté.  La description qu’il en fait est empreinte d’exotisme  : Sous des arbres pleins d’oiseaux muets et de singes (V.16).  L’existence y semble paradisiaque et oisive : dormir  (V.15).

3.     Quitter une terre de souffrance

–          Le poème traduit une  déception  amoureuse. La nostalgie habite l’émigrant et le poète : parmi ces rues que j’aimais (V.12) , il y a Landor Road (titre), rue où habitait Annie. Le « je » est enchaîné à son passé : Au-dehors les années (…) / passaient enchaînées (V.21/24) Ce quatrain en hexasyllabes est une vision échappée du poète (plus que de l’émigrant). L’idée de l’amour défunt est reprise dans l’image des journées veuves (V.25)  et de l’évocation de la femme du diable (qui) a battu son amant (V.28). La femme, démoniaque, impose à l’homme une terrible souffrance, voire un martyre puisque Les vendredis sanglants et lents d’enterrements (V.26) suggèrent la Passion du Christ, endurée le Vendredi saint. A nouveau l’assonance en « an » et la longueur des mots  renforcent le ton plaintif. Le sang coule ; cela reprend l’image de décollation des mannequins (V.3) Le vers 27, énigmatique, poursuit l’image de la défaite (vaincus) : s’agit-il des nuages, décrits par antithèses (De blancs et de  tout noirs) qui crèvent quand le ciel se met à pleuvoir ?

–          L’émigrant est noyé  dans une foule indifférente  (strophe 2). Constituée d’ombres sans amour (V.6), elle est à l’unisson du personnage, qui se qualifie lui-même d’ombre aveugle (V.12) . L’impression de nombre (cf.  les déterminants pluriels :  des ombres, des mains, des oiseaux) et d’anonymat l’emportent . L’ambiance est  pesante : les ombres sans amour qui se traînaient par terre  (V.6) évoquent des damnés,  qui errent l’âme en peine, sans trouver de repos. Leur plainte se fait entendre par l’allitération en « m » et l’assonance en « an » :  La foule en tous les sens  remuait en mêlant… (V.5) . La confusion règne : en tous les sens ; mêlant. C’est le chaos, le paysage de la chute.

–          Mais aux deux  premiers vers, désespérés, de la strophe 2 s’opposent les deux suivants, qui sont porteurs d’espoir. Le mouvement y est ascensionnel : des mains vers le ciel (…)  s’envolaient (V.7/8). Les ombres fantomatiques se sont réincarnées métonymiquement (les mains), qui s’élèvent vers le ciel, en signe de prière ? Le ciel est plein d’espoir puisque plein de lacs de lumière (V.7) . La confusion eau-air (lac de lumière) fait communier harmonieusement les éléments. Les oiseaux blancs, auxquels les mains sont comparées,  évoquent  la  liberté. Ainsi les signes d’adieu que les gens sur le quai adressent aux migrants sont optimistes  et le voyage est une promesse de rédemption.

 

=>   Loin d’être une renaissance, l’émigrant vogue vers la mort.

 

III.             Un voyage -sans retour- vers la mort    

1.     Les mauvais présages

–          D’emblée l’échec du voyage est annoncé par les mauvais présages.

–          Le  commerçant qui venait de couper quelques têtes / De mannequins  (V.3/4). L’enjambement s’amuse à ménager le suspense sur l’identité des victimes (V.23)  : des mannequins mais ils symbolisent l’homme puisqu’ils sont personnifiés et  vont se déshabill(er) (V.17) pour lui. Le geste est violent puisqu’ils batt(ent) leurs habits (V.18)

–          Autre mauvais présage : l’émigrant endosse le vêtement d’un lord mort sans avoir payé (V.19). Il endosse donc le costume d’un défunt, apparemment ruiné. De plus l’achat au rabais (V.20) augure mal  de la possibilité de devenir millionnaire : aux  deux extrémités du V.20, ces termes quelque peu opposés créent une impression dissonante.

–          L’attitude des autres migrants augurent mal du voyage : Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses / Et d’autres pleurant s’étaient agenouillés (V.35/36) Il y a une opposition entre le dynamisme du verbe « tendre » et le qualificatif « lasses ». Ils subissent leur sort et ne partagent pas l’optimisme des gens restés à quai.  Eux aussi prient (agenouillement) mais, ainsi terrassés, n’implorent-ils pas plutôt une protection ?

–          Le départ en automne, saison où la nature agonise. Les feuilles indécises (V.29) vacillent avant de tomber au sol : elles aussi sont mortes. Le néologisme « feuilloler » (V.30) associe le tremblement des mains à cette chute. Nouveau signe funeste.

–          Une fois embarqué, l’émigrant regarda  longtemps les rives qui moururent (V.37) ; le paysage s’estompe et meurt donc. Tout est fragilisé et trembl(e)  à l’horizon. (V.38) .

 

2.     L’échec

–          L’utilisation de l’irréel du passé, il aurait voulu (L.41) souligne l’écart entre le souhait et la réalité. C’est le signal d’un échec : il rêve d’un voyage ludique : Jouer  dans d’autres mers  parmi les dauphins (V.43). Mais au lieu d’un jouet d’enfant (des bateaux d’enfant – V.38) , c’est un vrai navire qui l’emporte. Au lieu des dauphins amicaux , ce sont des squales (V.50) qui l’attendent ! Poissons sinistres qui guett(ent) de loin avidement / Des cadavres (V.51/52)  L’enjambement diffère de manière inquiétante la révélation de ce qu’ils convoitent.  En fait les cadavres de jours rongés par les étoiles (V.52) désignent sûrement poétiquement la nuit, moment où le squale attaque ; l’image est morbide.

–          D’ores et déjà, on sait que le rêve de réussite a avorté :   il aurait voulu ce bouquet comme la gloire (V.42)  il ne fera pas fortune.

–          L’espoir de faire table rase du passé est aussi vain : faire taire les souvenirs est impossible. Il veut noyer (V.46)  ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent (V.47) : s’agit-il des Parques qui tissent les fils du destin de l’homme (l’une tient le fil, l’autre le met sur le fuseau alors que la dernière le coupe, au moment de mourir) ? L’image du tissage est reprise aux V.44 /46:  Et l’on tissait dans sa mémoire / Une tapisserie sans fin / qui figurait son histoire.  Donc passé (mémoire) et avenir (interroger) se confondent. Le futur ne fera que réécrire le passé. Le temps cyclique l’inscrit dans un mouvement tragique.  La tapisserie sans fin appelle l’image de Pénélope , l’épouse d’Ulysse. Tel le héros épique, l’émigrant est condamné à errer sur les océans ; (son) ombre aveugle (V.12) est le jouet du destin. Le pronom indéfini « on » (V.44) dirige sa destinée à sa place.  Mais lui ne connaîtra pas l’issue heureuse de l’Odyssée.

 

3.     Se marier à la mer / à la mort

–          Il se maria comme un doge (V.48) Apollinaire fait référence à une tradition vénitienne qui a perduré  jusqu’au XVIIIème s : cérémonie annuelle au cours de laquelle le doge (le chef) allait sur la mer pour l’épouser symboliquement, en y jetant un anneau. Par ce geste, il réaffirmait la domination de Venise sur la mer, d’où venaient les barbares.

–          L’émigrant se marie aux cris d’une sirène moderne sans époux (V.49) : épouse-t-il une sirène, c’est –à-dire une illusion ?… S’il s’agit d’une sirène moderne, est-ce la sirène du bateau :  ses cris, c’est-à-dire sa signalisation sonore , a quelque chose de déchirant. C’est un mariage illusoire (sans époux), connoté à la souffrance.

–          L’émigrant semble donc accomplir son ultime voyage : les vents l’embrassent : Les vents de l’Océan (…)  Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés (V.33/34) mais ils sont funestes : en soufflant leurs menaces (v.33). L’amour (Eros) et la mort (Thanatos) se confondent. Lui-même semble appeler la mort quand il interpelle la  mer : Gonfle-toi vers  la nuit Ô Mer (V.50) (la nuit = le néant de la mort). Les derniers vers sont morbides : cadavres (V.52) derniers serments (V.53). Le tout  petit bouquet flottant à l’aventure (V.40) sur l’océan peut faire penser aux fleurs qu’on jette en souvenir là où les disparus ont péri. Bien que « tout petit », il finit par couvr(ir) l’Océan d’une immense floraison (V.41), comme si la mort recouvrait tout.

 

Conclusion

–          Transposition de la souffrance du poète sur l’émigrant, qui a la particularité de renvoyer aussi bien à Annie Playden, qui émigre, qu’à Apollinaire, qui souffre de ce départ. (un lyrisme pudique)

–          Une poésie qui ne nie pas l’héritage classique, tant dans sa forme versifiée que dans l’évocation de mythes antiques mais  qui ouvre la voie de la modernité. Apollinaire est le chantre d’une nouvelle ère.

–          Un mélange de tonalités  : l’évocation humoristique de la boutique du tailleur cohabite avec le registre tragique des mauvais présages et des nombreuses  notations morbides

–          Nombre de poèmes d’Apollinaire (le mal aimé)  traduisent ses échec amoureux successifs : Annie Playden, Marie Laurencin, Lou.

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