Peuples nomades
Question : Le portrait des nomades est-il réaliste dans ces textes ? Justifiez votre réponse.
Texte A – Bohémiens en voyage
La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis.
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle*, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1857)
Cybèle : déesse de la terre et de la fécondité
Texte B – La Tzigane
La tzigane savait d’avance
Nos deux vies barrées par les nuits
Nous lui dîmes adieu et puis
De ce puits sortit l’Espérance
L’amour lourd comme un ours privé
Dansa debout quand nous voulûmes
Et l’oiseau bleu perdit ses plumes
Et les mendiants leur Ave
On sait très bien que l’on se damne
Mais l’espoir d’aimer en chemin
Nous fait penser main dans la main
A ce qu’a prédit la tzigane.
Guillaume Apollinaire, Alcools (1913)
Texte C – L’Etrangère[1]
Il existe près des écluses
Un bas quartier de bohémiens
Dont la belle jeunesse s’use
A démêler le tien du mien
En bande on s’y rend en voiture
Ordinairement au mois d’août
Ils disent la bonne aventure
Pour du piment et du vin doux
On passe la nuit claire à boire
On danse en frappant dans ses mains
On n’a pas le temps de le croire
Qu’il fait grand jour et c’est demain
On revient d’une seule traite
Gai sans un sou vaguement gris
Avec des fleurs plein les charrettes
Son destin dans la paume écrit
J’ai pris la main d’une éphémère[2]
Qui m’avait suivi dans ma maison
Elle avait les yeux d’outre-mer
Elle en montrait la déraison
Elle avait la jambe légère
Et de longues jambes de faon
J’aimais déjà les étrangères
Quand j’étais un petit enfant
Celle-ci parla vite vite
De l’odeur des magnolias
Sa robe tomba tout de suite
Quand ma hâte la délia
En ce temps-là j’étais crédule
Un mot m’était promission[3]
Et je prenais les campanules
Pour les Fleurs de la Passion
A chaque fois tout recommence
Toute musique me saisit
Et la plus banale romance
M’est éternelle poésie
Nous avions joué de notre âme
Un long jour une courte nuit
Puis au matin bonsoir Madame
L’amour s’achève avec la pluie.
Louis Aragon, Le Roman inachevé (1956)
Texte D – Les Nomades[4]
Ils sont nés près de Barcelone
Ils ont grandi en Australie
Ils se sont aimés à Paris
Mais ils s’en vont encore d’ici
Les nomades
Ils ont habité la roulotte
Les quatre planches qui cahotent
De Saint-Ouen aux Saintes-Maries
Mais ils s’en vont encore d’ici
Les nomades
Ni la couronne d’oranger
Ni la cheminée de faux marbre
Ne leur mettent racines aux pieds
Ils ne sont pas comme les arbres
Les nomades
Ils vont toujours de ville en plaine
Il n’y a rien qui les retienne
Eux c’est la route qui les mène
En dimanche comme en semaine
Les nomades
Ils ont eu froid comme personne
Ils ont chanté mieux que nous tous
Mais c’est la route qui les pousse
Avec des fifres[5] à leurs trousses
Les nomades
Qu’ils soient venus du fond des âges
Tous les gitans tous les tziganes
Un violon leur a brisé l’âme
Ils en gardent parfois des larmes
Les nomades
Ni la peur de mourir un jour
Dans quelque ville frontalière
Sans tenir la main d’un amour
Ne les arrête sur la terre
Les nomades
Et quand on voit sous les platanes
Passer les mulets et les ânes
On a beau être des profanes[6]
On voudrait suivre la caravane
Des nomades
Michèle Senlis, Les Nomades (1961)
[1] L’Etrangère : est le titre donné par le compositeur Léo Ferré, qui a choisi dix des quarante-deux strophes du poème initial.
[2] Ephémère : étymologiquement, qui ne dure qu’un jour.
[3] Promission : promesse
[4] Les Nomades : poème mis en musique par Jean Ferrat en 1964.
[6] Profanes : non initiés, ignorants