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Commentaire du texte de D. Diop

Véronique Perrin

Lycée Volatire Wingles

« Le Renégat », David Diop (Coups de pilon  – 1956)

                                                               Le portrait du renégat

1.     Qui est le renégat ?

–          Titre = qualification péjorative d’emblée

–          Mon frère → l’auteur étant africain, le renégat = Africain ayant quitté / renié  sa terre natale

le soleil de ton pays n’est plus qu’une ombre  (antithèse soleil / ombre) →  pays oublié

–          Honte de ses origines :  La case de ta grand-mère / Fait rougir un visage… (V.9/10)   = le « rouge de la honte sur le visage du renégat, qui se veut  civilisé (V.8) = occidentalisé

2.     Son portrait physique

–          Portrait par métonymies : dents, lunettes, yeux, front, épaules

–          Insistance sur les signes extérieurs de richesse : lunettes d’or  (V.2) ; smoking à revers de soie (V.4)  (en relief en fin de vers) => réussite sociale en Occident

–          Or – soie – dents qui brillent (V.1) => tout ce qui brille ; l’apparence

–          Faire le beau dans les salons (monde bourgeois) : Piaillant et susurrant et plastronnant dans les salons  (V.5) – long vers peu harmonieux (mots longs +  assonance en « ant » des participes présents ) ; bavardage inutile (piaillant)  // mots sonores et vides (V.11) = se faire remarquer sans rien avoir à dire.

=> Dans ces salons le renégat est un pantin ridicule. Caricature

3.     Un être dénaturé

–          Des signes extérieurs de richesse appartenant tous aux sociétés occidentales (ex. smoking) ; le mot revers (V.4) suggère le revers de la médaille : la nature du renégat  est autre.

–          Mimétisme stupide (copier les Blancs) au point de vouloir changer de facies : visage blanchi (V.1O) ; yeux rendus bleus (V.3) = se  fondre dans le décor

–          Ou bien un Noir qui rejoue la caricature du Noir : dents qui brillent sous le compliment (V.1) = sourire légendaire de  Banania ; correspondre à ce que veulent les Blancs

=>  Un seul but = plaire aux Blancs. →  susurrant (V.5) = leur dire des paroles doucereuses, pour s’en faire accepter

En oubliant ses racines, le Noir a perdu son âme. Il choisit une culture au détriment d’une autre,  valorisée par Diop.

II.                Un rapport de force entre deux mondes

1.     L’Opposition de deux mondes

–          A partir du vers  6 → second mouvement dans le poème : confrontation des  deux  univers

–           Antithèse :  salons   (V.5) ≠ case (V.9) – lieux bourgeois ≠ pauvreté ;   lieu du paraître ≠ lieu des sentiments vrais (grand-mère), des origines ; lieu qui sonne faux  ≠ lieu des vraies valeurs  => valorisation de  l’Afrique

–          Autre valorisation de l’Afrique :  pays lumineux →  soleil  (V.7) ; l’ocre rouge des terres (V.13)   ≠   ombre

(Occident). Hommage à l’Afrique  rouge  = pays martyr où le sang a souvent coulé

–          2 présences humaines : l’Occident = maître (V.3) ≠ l’Afrique = grand-mère (V.9)  => rapport de domination (héritage de l’esclavage)  ≠ rapport affectif.

2.     Une mauvais relation instaurée entre les deux civilisations

–          Les Blancs vis-à-vis du  renégat : en apparence, acceptation dans leurs Salons  (V.5) ; compliment hypocrite  (V.6) ; en  réalité, mépris (condescendance  -V.5)

–          Le  Noir vis-à-vis des Blancs : naïveté / crédulité : yeux rendus bleus par la parole du maître (V.3) ; croire les mensonges des blancs ; manipulation par le langage (faire croire qu’ils sont pareils) –  Un visage blanchi par les années d’humiliation et de Mea Culpa (V.10) : inconsciemment,  l’humiliation subie (esclavage, colonialisme) marque encore le comportement du Noir   –  Mea Culpa = il se sent fautif (et non victime) → poids du discours religieux des Blancs  (évangélisation de  l’Afrique) ; les Noirs sont coupables d’être païens.

=> Maître  = terme connoté à l’esclavage : malgré l’abolition de l’esclavage, le Blanc = dominant ;  le Noir accepte de le voir comme tel.

Condamnant le racisme des Blancs, Diop fustige tout autant l’attitude servile du renégat qui croit en sa propre infériorité et idéalise le modèle blanc.

III.                          La position  du narrateur

1.     Evolution  du ton

–          Evolution de l’anaphore :  mon frère  (V.1/2) → mon pauvre frère  (V.4) : ton de pitié ? le plaint-il ?

Pauvre ≠  or ; smoking => richesse matérielle  /  misère morale

–          Tu nous fais pitié (V.6) = mépris

Vers court, cinglant = mis en relief (interruption du bavardage creux des  salons  – cf. vers précédent)

Passage du  « je » (mon frère) au  « nous »  => déception de  toute la communauté africaine

–          Condamnation de son attitude servile : moquerie de l’auteur  :  yeux rendus bleus (mensonge trop gros pour être cru) ;

… fait rougir un visage blanchi…. :  mélange du clown auguste  (rouge) et du clown blanc

–          Condamnation de la bonne conscience   du  renégat  : ton front serein de civilisé (V.8) → trahison la paix dans l’âme

–          Poème = éveil de la conscience : apostrophe (mon frère) + marques de 2ème personne (ton pays – ton front – ta grand-mère – tes épaules…) = l’interpeller ; l’accuser ; lui ouvrir les yeux

2.     La prédiction

–          Futur :  tu  fouleras (V.13) – rythmeront (V.14) => prédire le châtiment

–          Retour fatal au pays : repu de mots sonores et vides (V.11) = lassitude de cette vie fausse ;  repu  = dimension animale ; âme perdue → prise de conscience trop tardive

–           Image de l’apatride errant  : ta marche : tu fouleras  + fardeau de la caisse qui surmonte (ses) épaules (V.12)

–          Echec : … vides / comme la caisse qui surmonte tes épaules (V.11/12) = bagage  vide ; aucun bien matériel

–          Souffrance : mots angoissés (V.14) , à la place des mots sonores et vides ; marche inquiète (V.14) Remords ?

–          Afrique = personnification (allégorie) : terre amère et rouge (V.13)  → « amère » = elle lui en veut / vengeance

–          V.15 = finir sur les paroles du renégat => faire entendre son désespoir : Je me sens seul si seul ici ! (ponctuation forte = émotion + adverbe intensif « si » + répétition de l’adjectif « seul » + allitération en « s ») = cri de souffrance : renié à son tour par son continent

 

Commentaire rédigé

Le recueil  Coups de pilon,  dont est extrait « Le Renégat », a été écrit en 1956 par le Sénégalais David Diop. En digne élève de Léopold Sédar Senghor, il met sa plume au service de la dénonciation du colonialisme et se fait le chantre du concept de « négritude », inventé par Aimé Césaire. Mais loin d’incriminer seulement les Blancs, David Diop n’est pas tendre pour dénoncer le comportement indigne de ses frères déracinés. Dans son poème, « Le Renégat », comment l’auteur invite-t-il son peuple à modifier son  rapport au monde occidental ? Tout d’abord D. Diop peaufine le portrait d’un Africain expatrié afin de présenter le rapport de force instauré entre deux continents et deux cultures. Dans cette évocation, il n’hésite pas à afficher une position personnelle incisive et sarcastique.

David Diop qualifie négativement, d’emblée, par son titre le sujet de son poème : « le renégat » est un Africain qui a quitté sa terre pour l’Occident. En l’appelant de façon répétitive  « mon frère », l’auteur souligne leurs origines communes. Mais pour se prétendre « civilisé » (V.8), l’homme a renié sa terre  : « le soleil de (son) pays n’est plus qu’une ombre » (V.7). Par cette antithèse, Diop souligne que l’Afrique n’a plus d’existence réelle aux yeux du renégat. Ce dernier a même honte de ses origines puisque « la case de (sa) grand-mère » (V.9)  le « fait rougir » (V.10).

Ainsi qualifié, le renégat est décrit physiquement. Le portrait fonctionne par métonymies : dents, lunettes, front, épaules sont évoqués donnant l’impression d’un être quelque peu disloqué, sans profondeur. Diop  retient surtout les signes extérieurs de richesse d’un homme qui a réussi socialement en Occident : il  porte des « lunettes d’or » (V.2 ), un « smoking à revers de soie » (V.4)  Placés en fin de vers, ces détails sont mis en valeur à la pause de la rime.  Cette brillance se retrouve dans les dents, au  vers 1 ; le renégat mise tout sur l’apparence clinquante. Il fait le beau dans « les salons» (V.5), « piaillant et susurrant et plastronnant » (V.5). Cette énumération de participes présents  alourdie par la longueur des mots et l’assonance en « an » suggère le caractère gauche de cet homme qui se pavane dans un lieu où il trouve mal sa place. Le verbe « piailler » se connote péjorativement au bavardage inutile, creux et vain,  explicité par les  « mots sonores et vides » (V.11).

Le Noir en Occident fait tout pour se fondre dans le décor, endossant un costume qui lui convient mal. Le terme « revers » (V.4) suggère  le revers de la médaille. A force de mimétisme, comme un singe savant, le renégat se dénature. L’auteur est ironique vis-à-vis de celui qui aspire à avoir un  « visage blanchi » (V.10),  et des yeux « bleus » (V.3), tout en continuant à servir aux Blancs la caricature du Noir qu’ils attendent. Les « dents qui brillent sous le compliment hypocrite » (V.1) évoquent parfaitement le sourire « Banania », symbole du  « bon nègre » des colonies. Le Noir croit aux mensonges des Blancs qui feignent de l’accepter.  A son tour, il leur  « susurr(e) » (V.5)  des paroles doucereuses pour leur plaire.

En perdant ainsi son âme, le renégat choisit une culture contre une autre.  Le poème les confronte.

A partir du vers 6, « tu nous fais pitié »,  le poème entre dans un second mouvement qui confronte deux univers. De façon un peu caricaturale, il oppose  les « salons de la condescendance » (V.5)  des Occidentaux à la « case » (V.9) africaine. L’habitat rudimentaire s’oppose aux lieux  rutilants mais qui sonnent faux.  Ces salons semblent déshumanisés :  le mépris des Blancs est si fort qu’il fait disparaître jusqu’à la présence même des êtres qui l’éprouvent. La seule présence humaine du Blanc dans le texte se manifeste par le mot « maître » (V.3), qui se réfère au  temps de l’esclavage et souligne un rapport de domination. A contrario, la case est celle de « (sa) grand-mère » : c’est le lieu des origines, où le lien affectif est fort. Bien que matériellement pauvre, la terre d’Afrique est riche de liens,  lumineuse avec sa terre ocre « rouge » (V.13),  sous le « soleil » (V.7), quand l’Occident est relégué  dans «l’ombre » (V.7). Si la couleur rouge existe en Occident, elle est celle de la honte, celle du visage qui rougit (V.10). Sentiment vil que ne peut connaître, par essence, un Noir puisqu’il est impossible de rougir avec cette couleur de peau.  Diop valorise son continent dans cette opposition.

Cette confrontation souligne le fait qu’il n’y aura jamais ( ?)  égalité entre les peuples. Si les blancs feignent  d’accepter hypocritement les Noirs,  ils manifestent leur mépris et les Noirs renégats, crédulement,  croient à leur mensonge. Le renégat « gobe »  « la parole du maître » (V.3), y compris quand elle prétend que ses yeux puissent être « rendus bleus » (V.3) Le noir se laisse manipuler par le discours du Blanc, naïvement, comme s’il n’arrivait pas à se défaire du rapport de force qui s’est instauré entre les ethnies depuis le temps de l’esclavage et celui du colonialisme. Le Noir inconsciemment est soumis à la supériorité occidentale. Il a intégré  son infériorité, inculquée « par les années d’humiliation et de Mea Culpa » (V.10) Humilié en tant qu’esclave puis peuple colonisé, le Noir se sent fautif,  pense mériter le châtiment. Si le Blanc l’asservit, c’est qu’il le mérite. L’expression  « mea culpa », toute chrétienne,  suggère l’utilisation de la religion pour endoctriner, en évangélisant les terres africaines, pour façonner la mentalité soumise des Noirs.

Diop dénonce cet état de fait. Il reproche à son frère d’entériner ces discours, de croire en cette infériorité.

La position  du poète  semble évoluer au fil du poème. Le texte débute sur un ton de prière. L’anaphore « mon frère » ressemble à une incantation. Elle se transforme en « mon pauvre frère » (V.4) comme si le poète éprouvait de l’empathie pour le renégat, le plaignait. Il crée ainsi un paradoxe : si le renégat est riche matériellement, il est appauvri par la perte de ses racines. Le vers 6 transforme le ton : « tu nous fais pitié ». Lapidaire, cinglant, il semble couper court aux bavardages vains du Noir dans les salons. Il est plein de mépris. De plus, le passage de la première personne du singulier au « nous » montre que toute une communauté est soudée derrière le poète pour condamner l’attitude du renégat.  Diop dénonce cette acculturation volontaire,  cette acceptation servile de la domination blanche sous prétexte de l’histoire. Pire encore il fustige la bonne conscience du renégat : sous  « (son) front serein de civilisé » (V.8), le renégat, tranquille,  ne voit pas le mal dans son comportement. L’auteur le raille dans sa manière de renier ses origines : origines qui « (font) rougir un visage blanchi ». Piètre image d’un clown mêlant le clown auguste et le clown blanc. Il espère sûrement, en le bousculant ainsi, éveiller sa conscience. La répétition des marques de deuxième personnes (tu – ton – ta), qui le pointent d’un doigt accusateur, est là pour l’interpeller.

Le poète persuadé d’avoir raison, lui prédit même son avenir. Le poème s’achève sur un futur prophétique. La parole poétique se fait châtiment, annonçant celui qui attend le renégat de retour au pays. Ce retour  semble fatal pour celui qui tôt ou tard sera « repu » (V.11), gavé tel un animal sans âme, des mensonges dont il aura peut-être pris conscience. Diop fait surgir une image très visuelle, saisissante par ses détails : l’image de l’apatride, de sa marche laborieuse. Ses épaules semblent alourdies par le poids d’un fardeau : la « caisse » (V.12) qu’il porte. En même temps celle-ci est aussi vide que les mots qu’il a pu entendre et prononcer en Occident. De son exil, il ne rapporte matériellement rien, si ce n’est le poids de la souffrance. Les mots « sonores et vides » (V.12)  se sont convertis en « mots angoissés » (V.14). Le champ lexical de la peur se poursuit avec l’adjectif « inquiète » (V14). Le renégat rentre avec une conscience tourmentée. Il foule une terre qui lui est devenue hostile. La personnification de l’Afrique, « amère » (V.13), suggère qu’elle lui en veut de son abandon. Le « rouge » (V.13)  de son  sol ocre devient symbolique  du désir de vengeance (se venger qu’il ait oublié à ce point que la terre d’Afrique a vu couler beaucoup de sang à cause de l’esclavage et du colonialisme). Le châtiment suprême, c’est la solitude à laquelle il sera exposé, renié à son tour par ceux qu’il aura reniés. Le poème se termine sur les propos supposés du renégat : « Je me sens seul si seul ici !  » (V.15). La répétition de l’adverbe intensif,  la ponctuation forte , (l’allitération en « s ») expriment  la misère de cet homme confronté à la solitude. Le passage du futur au présent souhaite rendre concret, réel ce destin, le lui faire toucher du doigt, avant qu’il ne soit trop tard.

De cette analyse, il ressort que D. Diop fustige les déracinés qui, privilégiant la réussite sociale, s’occidentalisent et perdent leur âme en se laissant naïvement duper par les Blancs qui les méprisent, tout en feignant de les accepter. Reniant leurs origines, ils restent inconsciemment convaincus de leur infériorité et perpétuent ainsi la servilité de leurs ancêtres esclaves. Le poète, assuré de la grandeur de l’Afrique, leur prédit une vengeance terrible de la part de leur terre natale. Il assigne à sa plume la haute mission de libérer les esprits et apporte ainsi sa pierre à l’édifice de la décolonisation. Ce sera chose faite quatre ans plus tard…

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