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Habiter l’espace intime de Brodeck

Je m’appelle  Brodeck et  je n’y  suis pour rien.

 Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache.

 Moi je n’ai rien fait, et lorsque j’ai su ce qui venait de se passer, j’aurais aimé ne jamais en parler, ligoter ma mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens de façon ce qu’elle demeure tranquille comme une fouine dans une nasse de fer.

Mais les autres m’ont forcé. « Toi, tu sais écrire, m’ontils dit, tu as fait des études. » J’ai répondu que c’étaient de toutes petites études, des études même pas terminées d’ailleurs, et qui ne m’ont  pas laissé un grand souvenir. Ils n’ont rien voulu savoir : « Tu les choses. Ça suffira. Nous on ne sait pas faire cela. On s’embrouillerait, mais toi, tu diras, et alors ils te croiront. Et en plus, tu as la machine. »

    La machine, elle est très vieille. Plusieurs de ses touches sont cassées Je n’ai rien pour la réparer. Elle est capricieuse. Elle est éreintée. Il lui arrive de se bloquer sans m’avertir comme si elle se cabrait. Mais cela, je ne l’ai pas dit, car je n’avais pas envie de finir comme l’Anderer.

    Ne me demandez pas son nom, on ne l’a jamais su. {…}

    Mais pour moi, il a toujours été De Anderer l’Autre, peut-être parce qu’en plus d’arriver de nulle part, il était différent, et cela, je connaissais bien : parfois même, je dois l’avouer, j’avais l’impression que lui, c’était un peu moi.  Son véritable nom, aucun d’entre nous ne lui a jamais demandé , à part le Maire une fois peut-être, mais il n’a pas , je crois , obtenu de réponse. Maintenant , on ne saura plus. Mais c’est trop tard et c’est sans doute mieux ains. la vérité , ça peut couper les mains et laisser des entailles à ne plus pouvoir vivre avec , et la plupart d’entre nous , ce qu’on veut c’est vivre. le moins douloureusement possible.; c’est humain. Je suis certain que vous seriez comme nous si vous aviez connu la guerre , ce qu’elle a fait ici , et surtout ce qui a suivi la guerre, ces  semaines et ces quelques mois, notamment les derniers, durant lesquels cet homme est arrivé dans notre village , et s’y est installé , comme ça , d’un coup. pourquoi avoir choisi notre village? il y en a tellement des villages sur les contreforts de la montagne, posés entre les forêts comme des oeufs dans des nids , et beaucoup qui ressemblent au nôtre . Pourquoi avoir choisi justement le nôtre , qui est loin de tout , qui est perdu?

Philippe Claudel , Le Rapport de Brodeck , 2007.