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L’étude de la langue comme déclencheur de lecture analytique

L’étude  de la langue comme déclencheur de lecture analytique

 

Support : David Rousset, L’Univers concentrationnaire, 1946

 

Problématique possible de séquence  ou projet de lecture : l’expérience des camps est-elle dicible ?

 

Objets d’étude : niveau première :

 « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIème à nos jours »

on peut notamment intégrer ce texte au corpus suivant :

– Elie Wiesel La nuit

Primo Levi si c’est un homme

Jorge Semprun Le grand Voyage

Jean Cayrol Nuit et Brouillard

 

Description de la démarche::

I°  On propose d’abord de partir d’une observation précise de faits de langue particuliers et repérés dans les extraits sélectionnés

  L’activité des élèves sera intensifiée par l’utilisation du vidéo projecteur, du TBI ou ordinateur en réseau (classe mobile ou pupitres). Cela permet en faisant appel au sens visuel des élèves de concrétiser les opérations mentales effectuées sur la langue grâce au traitement de texte (souligner, supprimer, déplacer…)

Il s’agit ici de s’intéresser plus particulièrement à la caractérisation par les adjectifs et les relatives.

On pourra  pendant cette première activité mesurer les lacunes à combler : ce qui constituera un premier diagnostic des capacités et des connaissances des élèves

Il s’agira ensuite d’opérer des transferts tant dans le domaine de la lecture que dans celui d’activités d’écriture afin d’évaluer les acquis en leur assurant une stabilisation.

Les activités proposées ne sont pas exclusives. Par exemple il est tout à fait possible d’envisager des activités orales incitant les élèves à réinvestir les faits de langue observés et analysés.

Description de l’activité :  objectif : diagnostiquer les besoins : observer, identifier, classer :

Consigne :

1)    Mettre en gras les relatives, repérer leur antécédent, distinguer explicatives et déterminatives

2)    Soulignez les adjectifs épithètes et attributs, distinguez les classifiants  (objectifs) des non classifiants (subjectifs)

 

1er extrait : « Dieu a dit qu’il y aurait un soir et un matin  » (chapitre III)

Tous les matins, avant l’aube, le marché des esclaves. Les Gummi frappent les crânes, les épaules. Les poings s’écrasent sur les visages. Les bottes tapent, tapent, et les reins sont noirs et bleus et jaunes. Les injures tonitruent. Des hommes courent et se perdent dans les remous. D’autres pleurent. D’autres crient. Les concentrationnaires se cognent, s’enrouent de jurons, se chassent d’un Kommando à l’autre. L’aube lentement froide, en quelque saison que ce soit. Les équipes de travail se forment. Kapos et Vorarbeiter , des négriers. Leur alcool du matin : frapper, frapper jusqu’à la fatigue apaisante. À quatre heures, le sifflet mitraille le sommeil. La matraque secoue les lenteurs. L’atmosphère du dortoir est gluante. Les insultes installent la journée dans les cerveaux, en français, en russe, en polonais, en allemand, en grec. La longue attente heurtée, bousculée, criarde, pour le pain et l’eau tiède. Maintenant, sur cinq, zu fünf. Un peu avant six heures, le S. S. va passer en revue les équipes de travail. II se tient là, devant les hommes gris, un poing sur la hanche, les jambes écartées, le fouet, une longue lanière de cuir tressée, dans l’autre main. Les bottes brillent, claires, nettes, sans une trace de boue.

La dure et lente journée faite d’anxieuse attente et de faim. Pelles, pioches, wagonnets, le sel épais dans la bouche, dans les yeux, les blocs à enlever, les rails à placer, le béton à fabriquer, transporter, étendre, les machines à traîner, et S. S., Kapos, Vorarbeiter, Meister, sentinelles qui frappent jusqu’à la fatigue apaisante.

Lorsque les Américains approcheront, ce sera la fuite obligatoire, insensée, vers nulle part. Des wagons de cent cinquante, cent soixante hommes, une faim hideuse au ventre, la terreur dans les muscles. Et, la nuit, les Haeftlinge s’entretueront pour dix grammes de pain, pour un peu de place. Le matin, les cadavres couverts d’ecchymoses, dans les fossés. À Wrebbein, il faudra monter la garde des morts avec des gourdins et tuer ceux qui mangent cette chair misérable et fétide des cadavres. Des squelettes étonnants, les yeux vides, marchent en aveugles sur des ordures puantes. Ils s’épaulent à une poutre, la tête tombante, et restent immobiles, muets, une heure, deux heures. Un peu plus tard, le corps s’est affaissé. Le cadavre vivant est devenu un cadavre mort.

 

Point de langue : de l’observation à l’analyse

La catégorie adjectivale constitue le lieu privilégié de la subjectivité de l’écriture littéraire. Il semble donc intéressant de montrer aux élèves comment le texte narratif s’inscrit également dans une logique discursive à laquelle les adjectifs, par leur valeur caractérisante du substantif, participent au premier plan.

Il est à remarquer l’abondance des adjectifs et surtout le déséquilibre entre adjectifs «objectifs ou classifiants » et «subjectifs ou non classifiants » (Précis de Grammaire pour les Concours ; Dominique Maingueneau p:53), les premiers proposant une description neutre, une propriété permettant un classement dans une catégorie relativement nette et admise par tout le monde dans cet univers. En effet « noirs, bleus, jaunes, tiède, dure, lente, épais, vides, puantes… » (adjectifs dits classifiants) expriment une caractéristique concrète de l’ordre du matériel et du physique et  complètent  des noms inanimés, des choses. Seuls « anxieuse », « apaisante » ?, « obligatoire », insensé », étonnants » (non classifiants ) offrent plutôt un jugement de valeur, une réaction affective trahissant la forte présence de l’énonciateur. Ajoutons à cela la présence d’une seule relative identifiée après manipulation comme déterminative (suppression impossible ) complétant un antécédent général sans détermination précise (SS, Kapos, Vorarbeiter….)

PS : certains adjectifs peuvent donner lieu à discussion : « misérable »  par exemple. ces débats d’élèves sont toujours très féconds et permettent de rendre compte de leur réception du texte.

Transfert sur un second extrait : évaluer la capacité à identifier, classer, analyser les effets  (même consigne : On demande le même travail de relevé

 

Premier paragraphe:

L’UNIVERS concentrationnaire se referme sur lui-même. Il continue maintenant à vivre dans le monde comme un astre mort chargé de cadavres.

Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. Même si les témoignages forcent leur intelligence à admettre, leurs muscles ne croient pas. Les concentrationnaires savent. Le combattant qui a été des mois durant dans la zone de feu a fait connaissance de la mort. La mort habitait parmi les concentrationnaires toutes les heures de leur existence. Elle leur a montré tous ses visages. Ils ont touché tous ses dépouillements. Ils ont vécu l’inquiétude comme une obsession partout présente. Ils ont su l’humiliation des coups, la faiblesse du corps sous le fouet. Ils ont jugé les ravages de la faim. Ils ont cheminé des années durant dans le fantastique décor de toutes les dignités ruinées. Ils sont séparés des autres par une expérience impossible à transmettre.

 

[…]  second paragraphe :

Peu de concentrationnaires sont revenus, et moins encore sains. Combien sont des cadavres vivants qui ne peuvent plus que le repos et le sommeil !

Cependant, dans toutes les cités de cet étrange univers, des hommes ont résisté. Je songe à Hewitt. Je songe à mes camarades: Marcel Hic, mort à Dora ; Roland Filiatre et Philippe, revenus le corps ravagé, mais leur condition de révolutionnaire sauve. À Walter, à Emil, à Lorenz, hanté de savoir sa femme, elle aussi, dans un camp, et qui cependant jamais ne s’abandonna. À Yvonne, au Dr Rohmer, à Lestin, à Maurice, un communiste de Villejuif, travaillé par la fièvre, mais toujours solide et calme. À Raymond, crevassé de coups et fidèle à sa vie. À Claude, à Marcel, affamés, et tenant haut quand même la dignité de leur jeunesse. À Guy, l’adolescent, à Robert Antelme mon compagnon de travail dans le Paris occupé, et qui revint comme un fantôme, mais passionné d’être. À Broguet, le boulanger, qui sut toujours s’évader dans un rêve enfantin. Pierre, qui, pour vivre, construisit des aventures dangereuses. Vieillard, mort à Neue-Bremm. À Paul Faure, si attentif et posé, habile à résoudre les petites choses décisives. À Crémieux, qui, aux pires moments de sa désespérance, ne trahit pas son art. À Martin, mon plus intime compagnon des jours de la mort. Vieillard de soixante-six ans qui pas un instant ne faiblit et finalement remporta la victoire.

Le solde n’est pas négatif.

 

Constat  extrait 2 :

Inversion du rapport : Nette évolution entre le premier paragraphe (proche du premier extrait) et le second où  les adjectifs subjectifs et les relatives redonnent au texte sa dimension anthropologique. 

–       Pour aller plus loin dans l’interprétation à partir de ces observations sur l’Univers concentrationnaire de Rousset : on met en regard les  conclusions et on affine l’analyse pour montrer comment Rousset met une écriture et une grammaire du texte au service des enjeux discursifs.

–       1er extrait                                                                     2ème extrait

    Absence d’adjectifs subjectifs     (affectifs ou évaluatifs)    Absence de relatives    Volonté de l’auteur de réduire l’univers   concentrationnaire à ce qu’il est : un lieu déshumanisé.  Exprimer la négation de l’humain par un langage qui se réduit à une expression minimale.Se rapprocher « du livre 0 » : traduction la plus fidèle du vécu concentrationnaire où l’affect est absent.   1§ :Caractérisation pauvre, voire absente : univers déshumanisé   Absence de caractérisation : nombreux     noms employés seuls.Adjectifs quasi exclusivement objectifs.Lexique du corps et de la mort.Grammaire minimaliste. (CF premier extrait)  2§ :Abondance des relatives Adjectifs subjectifs (affectifs et axiologiques)Adjectifs possessifs et démonstratifs Lexique de l’humain et de l’espoir Noms propres des compagnons morts Syntaxe plus complexe Négation du négatif  Inversion du rapport : Nette évolution entre le 1er § et le 2ème § : les adjectifs subjectifs et les relatives redonnent au texte sa dimension anthropologique : le texte final est un texte d’espoir.   
 –       Détournement des lois de la grammaire qui permet de remettre en cause la délimitation précaire entre vie et mort dans le camp –       Texte Hommage car l’auteur par l’usage de la détermination humaniste, redonne sa place à l’homme au terme de son œuvre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Transférer les acquis et en évaluer les effets

 

 

 

1)    En lecture : mener un travail identique d’étude de la langue sur deux extraits d’un document complémentaire comme Nuit et Brouillard de Jean Cayrol.

2)     Proposer un travail d’écriture d’invention :

A la mnière de David Rousset dans « L’univers concentrationnaire « 

Vous rédigerez à la première personne un texte en deux parties (chacune une page environ) dans lesquelles vous décrirez d’abord le fonctionnement de l’univers concentrationnaire et la « néantisation » de l’humain. Puis, dans la seconde partie, vous tâcherez, de mettre en avant l’irréductible triomphe de l’homme face à la barbarie des camps. Vous prendrez soin de réinvestir dans vos choix d’écriture le travail sur la langue mené sur le texte de Rousset.

3)    Ou un exercice de commentaire en indiquant clairement dans les consignes la nécessité de fonder ses observations sur l’identification précise de faits de langue.

Dans une séance TICE on va recourir au terme de l’un ou l’autre de ces travaux à quelques  commentaires assistés par ordinateur (TBI, vidéo …) L’élève va commenter en identifiant les procédés les effets qu’il a voulu produire.

Voici un exemple de travux d’élèves  à partir du sujet d’invention :

 

Travaux d’élèves