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Jean Cayrol : Nuit et Brouillard

Jean Cayrol, Nuit et Brouillard, 1946

  • Extrait 1

 Même un paysage tranquille ; même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d’herbe ; même une route où passent des voiture, des paysans , des couples, même un village pour vacances avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement un camp de concentration.

Le Struthof, Orianenbourg, Auschwitz, Neuengamme, Belsen, Ravensbruck, Dachau; Mathausen furent des noms comme les autres sur des cartes et des guides,

Le sang a caillé, les bouches se sont tues ; les blocks ne sont plus visités que par une caméra, une drôle d’herbe a poussé et recouvert la terre usée par !e piétinement des concentrationnaires, le courant  ne passe plus dans les fils électriques ; plus aucun pas que le nôtre.

1933, la machine se met en marche.

Il faut une nation sans fausse note, sans querelle. On se met au travail. Un camp de concentration se construit comme un stade ou un grand hôtel, avec des entrepreneurs, des devis, de la concurrence, sans doute des pots de vin.

Pas de style imposé, c’est laissé à l’imagination: style alpin, style garage, style japonais, sans style. Les architectes inventent calmement ces portes destinées à n’être franchies qu’une seule fois.

Pendant ce temps là, Burger, ouvrier allemand, Sterne, étudiant juif vivant à Amsterdam, Schmulszki, marchand de Cracovie, Annette, lycéenne de Bordeaux, vivent leur vie de tous les jours sans savoir qu’ils ont déjà, à mille kilomètres de chez eux une place assignée.

Et le jour vient où leurs blocks sont terminés, où il ne manque plus qu’eux. Raflés de Varsovie. Déportés de Lodz, de Prague, de Bruxelles, d’Athènes, de Zagreb, d’Odessa ou de Rome, internés de Pithiviers, raflés du Vel’d’Hiv’, résistants parqués à Compiègne, la foule des pris sur le fait, des pris par erreur, des pris au hasard, se met en marche vers les camps.

Trains clos, verrouillés, entassement des déportés à cent par wagon, ni jour ni nuit, la faim, la soif, l’asphyxie, la folie. Un message tombe, quelquefois ramassé. La mort fait son premier choix. Un second est fait à l’arrivée dans la nuit et le brouillard.

  • Extrait 2

Au moment où je vous parle, l’eau froide des marais et des ruines remplit le creux des charniers, une eau froide et opaque comme notre mauvaise mémoire.

La guerre s’est assoupie, un œil toujours ouvert.

L’herbe fidèle est venue à nouveau sur les Appel-platz autour des blocks.

Un village abandonné, encore plein de menaces.

Le crématoire est hors d’usage. Les ruses nazies sont démodées.

Neuf millions de morts hantent ce paysage.

Qui de nous veille de cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part, parmi nous, il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus.

Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin.