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David Rousset : L’univers concentrationnaire

David Rousset, L’univers concentrationnaire, 1946

Extrait 1 :

DIEU A DIT QU’IL Y AURAIT UN SOIR ET UN MATIN

 Tous les matins, avant l’aube, le marché des esclaves. Les Gummi frappent les crânes, les épaules. Les poings s’écrasent sur les visages. Les bottes tapent, tapent, et les reins sont noirs et bleus et jaunes. Les injures tonitruent. Des hommes courent et se perdent dans les remous. D’autres pleurent. D’autres crient. Les concentrationnaires se cognent, s’enrouent de jurons, se chassent d’un Kommando à l’autre. L’aube lentement froide, en quelque saison que ce soit. Les équipes de travail se forment. Kapos et Vorarbeiter , des négriers. Leur alcool du matin: frapper, frapper jusqu’à la fatigue apaisante. A quatre heures, le sifflet mitraille le sommeil. La matraque secoue les lenteurs. L’atmosphère du dortoir est gluante. Les insultes installent la journée dans les cerveaux, en français, en russe, en polonais, en allemand, en grec. La longue attente heurtée, bousculée, criarde, pour le pain et l’eau tiède. Maintenant, sur cinq, zu fünf. Un peu avant six heures, le S. S. va passer en revue les équipes de travail. II se tient là, devant les hommes gris, un poing sur la hanche, les jambes écartées, le fouet, une longue lanière de cuir tressée, dans l’autre main. Les bottes brillent, claires, nettes, sans une trace de boue.

La dure et lente journée faite d’anxieuse attente et de faim. Pelles, pioches, wagonnets, le sel épais dans la bouche, dans les yeux, les blocs à enlever, les rails à placer, le béton à fabriquer, transporter , étendre, les machines à traîner, et S. S., Kapos, Vorarbeiter , Meister, sentinelles, qui frappent jusqu’à la fatigue apaisante.

Lorsque les Américains approcheront, ce sera la fuite obligatoire, insensée, vers nulle part. Des wagons de cent cinquante, cent soixante hommes, une faim hideuse au ventre, la terreur dans les muscles. Et, la nuit, les Hreftlinge s’entretueront pour dix grammes de pain, pour un peu de place. Le matin, les cadavres couverts d’ecchymoses, dans les fossés. A Wrebbein, il faudra monter la garde des morts avec des gourdins et tuer ceux qui mangent cette chair misérable et fétide des cadavres. Des squelettes étonnants, les yeux vides, marchent en aveugles sur des ordures puantes. Ils s’épaulent à une poutre, la tête tombante, et restent immobiles, muets, une heure, deux heures. Un peu plus tard, le corps s’est affaissé. Le cadavre vivant est devenu un cadavre mort.

 

Extrait 2 :

LES ASTRES MORTS POURSUIVENT LEUR COURSE

 L’UNIVERS concentrationnaire se referme sur lui-même. Il continue maintenant à vivre dans le monde comme un astre mort chargé de cadavres.

Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. Même si les témoignages forcent leur intelligence à admettre, leurs muscles ne croient pas. Les concentrationnaires savent. Le combattant qui a été des mois durant dans la zone de feu a fait connaissance de la mort. La mort habitait parmi les concentrationnaires toutes les heures de leur existence. Elle leur a montré tous ses visages. Ils ont touché tous ses dépouillements. Ils ont vécu l’inquiétude comme une obsession partout présente. Ils ont su l’humiliation des coups, la faiblesse du corps sous le fouet. Ils ont jugé les ravages de la faim. Ils ont cheminé des années durant dans le fantastique décor de toutes les dignités ruinées. Ils sont séparés des autres par une expérience impossible à transmettre.

[…].

Peu de concentrationnaires sont revenus, et moins encore sains. Combien sont des cadavres vivants qui ne peuvent plus que le repos et le sommeil !

Cependant, dans toutes les cités de cet étrange univers, des hommes ont résisté. Je songe à Hewitt. Je songe à mes camarades: Marcel Hic, mort à Dora; Roland Filiatre et Philippe, revenus le corps ravagé, mais leur condition de révolutionnaire sauve. A Walter, à Emil, à Lorenz, hanté de savoir sa femme, elle aussi, dans un camp, et qui cependant jamais ne s’abandonna. A Yvonne, au Dr Rohmer, à Lestin, à Maurice, un communiste de Villejuif, travaillé par la fièvre, mais toujours solide et calme. A Raymond, crevassé de coups et fidèle à sa vie. A Claude, à Marcel, affamés, et tenant haut quand même la dignité de leur jeunesse. A Guy, l’adolescent, à Robert Antelme mon compagnon de travail dans le Paris occupé, et qui revint comme un fantôme, mais passionné d’être. A Broguet, le boulanger, qui sut toujours s’évader dans un rêve enfantin. Pierre, qui, pour vivre, construisit des aventures dangereuses. Veillard, mort à Neue-Bremm. A Paul Faure, si attentif et posé, habile à résoudre les petites choses décisives. A Crémieux, qui, aux pires moments de sa désespérance, ne trahit pas son art. A Martin, mon plus intime compagnon des jours de la mort. Vieillard de soixante-six ans qui pas un instant ne faiblit et finalement remporta la victoire.

Le solde n’est pas négatif.

               L’étude de lalngue comme déclencheur de lecture analytique