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Jorge Semprun : L’écriture ou la vie

Jorge Semprun, L’Ecriture ou la vie, 1996

  • Extrait 1

L’essentiel ? Je crois savoir, oui. Je crois que je commence à savoir. L’essentiel, c’est de parvenir à dépasser l’évidence de l’horreur pour essayer d’atteindre à la racine du Mal radical, das radikal Bose.

Car l’horreur n’était pas le Mal, n’était pas son essence, du moins. Elle n’en était que l’habillement, la parure, l’apparat. L’apparence, en somme. On aurait pu passer des heures à témoigner sur l’horreur quotidienne sans toucher à l’essentiel de l’expérience du camp.

Même si l’on avait témoigné avec une précision absolue, avec une objectivité omniprésente – par définition interdite au témoin individuel – même dans ce cas on pouvait manquer l’essentiel. Car l’essentiel n’était pas l’horreur accumulée, dont on pourrait égrener le détail, interminablement. On pourrait raconter n’importe quelle journée, à commencer par le réveil à quatre heures et demie du matin, jusqu’à l’heure du couvre-feu : le travail harassant, la faim perpétuelle, le permanent manque de sommeil, les brimades des Kapo, les corvées de latrines, la « schlague » des S.S., le travail à la chaîne dans les usines d’armement, la fumée du crématoire, les exécutions publiques, les appels interminables sous la neige des hivers, l’épuisement, la mort des copains, sans pour autant toucher à l’essentiel, ni dévoiler le mystère glacial de cette expérience, sa sombre vérité rayonnante : la ténèbre qui nous était échue en partage. Qui est échue à l’homme en partage, de toute éternité. Ou plutôt, de toute historicité.

– L’essentiel, dis-je au lieutenant Rosenfeld, c’est l’expérience du Mal. Certes, on peut la faire partout, cette expérience… Nul besoin des camps de concentration pour connaître le Mal. Mais ici, elle aura été cruciale, et massive, elle aura tout envahi, tout dévoré… C’est l’expérience du Mal radical…

 

  • Extrait 2

En voyant apparaître sur l’écran du cinéma, sous un soleil d’avril si proche et si lointain, la place d’appel de Buchenwald où erraient des cohortes de déportés dans le désarroi de la liberté retrouvée, je me voyais ramené à la réalité, réinstallé dans la véracité d’une expérience indiscutable. Tout avait été vrai, donc, tout continuait de l’être: rien n’avait été un rêve.

En devenant, grâce aux opérateurs des services cinématographiques des armées alliées, spectateur de ma propre vie, voyeur de mon propre vécu, il me semblait échapper aux incertitudes déchirantes de la mémoire. Comme si, paradoxalement à première vue, la dimension d’irréel, le contenu de fiction inhérents à toute image cinématographique, même la plus documentaire, lestaient d’un poids de réalité incontestable mes souvenirs les plus intimes. D’un côté, certes, je m’en voyais dépossédé; de l’autre, je voyais confirmée leur réalité: je n’avais pas rêvé Buchenwald.

Ma vie, donc, n’était pas qu’un rêve.

Cependant, si les images des actualités confirmaient la vérité de l’expérience vécue- qui m’était parfois difficile à saisir et à fixer dans mes souvenirs – elles accentuaient en même temps, jusqu’à l’exaspération, la difficulté éprouvée à la transmettre, à la rendre sinon transparente du moins communicable.

Les images, en effet, tout en montrant l’horreur nue, la déchéance physique, le travail de la mort, étaient muettes. Pas seulement parce que tournées, selon les moyens de l’époque, sans prise de son directe. Muettes surtout parce qu’elles ne disaient rien de précis sur la réalité montrée, parce qu’elles n’en laissaient entendre que des bribes, des messages confus. Il aurait fallu travailler le film au corps, dans sa matière filmique même, en arrêter parfois le défilement: fixer l’image pour en agrandir certains détails; reprendre la projection au ralenti, dans certains cas, en accélérer le rythme, à d’autres moments. Il aurait surtout fallu commenter les images, pour les déchiffrer, les inscrire non seulement dans un contexte historique mais dans une continuité de sentiments et d’émotions. Et ce commentaire, pour s’approcher le plus près possible de la vérité vécue, aurait dû être prononcé par les survivants eux-mêmes : les revenants de cette longue absence, les Lazares de cette longue mort.

Il aurait fallu, en somme, traiter la réalité documentaire comme une matière de fiction.

La séquence d’actualités avait duré trois ou quatre minutes, tout au plus. Cela avait suffi pour me plonger dans un tourbillon de pensées et d’émotions. J’en avais été troublé au point de n’avoir pu prêter au film qui leur succéda qu’une attention sporadique, entrecoupée de rêveries angoissées.

  • Extrait 3

 

Il y aura des survivants, certes. Moi par exemple. Me voici survivant de service, opportunément apparu devant ces trois officiers d’une mission alliée pour leur raconter la fumée du crématoire, l’odeur de la chair brûlée sur l’Ettersberg, les appels sous la neige, les corvées meurtrières, l’épuisement de la vie, l’espoir inépuisable, la sauvagerie de l’animal humain, la grandeur de l’homme ; la nudité fraternelle et dévastée du regard des copains.

            Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ?

Le doute me vient dès ce premier instant.

Nous sommes le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald. L’histoire est fraîche en somme. Nul besoin d’un effort de mémoire particulier. Nul besoin non plus d’une documentation digne de foi, vérifiée. C’est encore au présent, la mort. Ca se passe sous nos yeux, il suffit de regarder. Ils continuent de mourir par centaines, les affamés du Petit Camp, les Juifs rescapés d’Auschwitz.

            Il n’y a qu’à se laisser aller. La réalité est là, disponible. La parole aussi.

            Pourtant, un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création, ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la réalité du témoignage. Mais ceci n’a rien d’exceptionnel : il en est ainsi de toutes les grandes expériences historiques.

            On peut toujours dire en somme. L’ineffable dont on nous rabattra les oreilles n’est qu’un alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. On peut dire l’amour le plus fou, la plus terrible cruauté. On peut nommer le mal, son goût de pavot, ses bonheurs délétères. On peut dire Dieu et ce n’est pas peu dire. On peut dire la rose et la rosée, l’espace d’un matin. On peut dire la tendresse, l’océan tutélaire de la bonté. On peut dire l’avenir, les poètes s’y aventurent les yeux fermés, la bouche fertile.

            On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser. Et de s’y mettre. D’avoir le temps, sans doute, et le courage, d’un récit illimité, probablement interminable, illuminé –clôturé aussi, bien entendu- par cette possibilité de se poursuivre à l’infini. Quitte à tomber dans la répétition et le ressassement. Quitte à ne pas en sortir, à prolonger la mort, le cas échéant, à la faire revivre sans cesse dans les plis et les replis du récit, à n’être plus que le langage de cette mort, à vivre à ses dépens, mortellement.

Mais peut-on tout entendre ? Le pourra-t-on ? En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires ? Le doute me vient, dès ce premier instant, cette première rencontre avec des hommes d’avant, du dehors –venus de la vie-, à voir le regard épouvanté, presque hostile, méfiant du moins, des trois officiers.

Extrait 4

 

            – Tu tombes bien, de toute façon, me dit Yves, maintenant que j’ai rejoint le groupe des futurs rapatriés. Nous étions en train de nous demander comment il faudra raconter, pour qu’on nous comprenne.

            Je hoche la tête, c’est une bonne question : une des bonnes questions.

            – Ce n’est pas le problème, s’écrie un autre aussitôt. Le vrai problème n’est pas de raconter, quelles qu’en soient les difficultés. C’est d’écouter… Voudra-t-on écouter nos histoires, même si elles sont bien racontées ?

            Je ne suis donc pas le seul à me poser  cette question. Il faut dire qu’elle s’impose d’elle-même.

            Mais ça devient confus. Tout le monde a son mot à dire. Je ne pourrai pas transcrire la conversation comme il faut, en identifiant les participants.

            – Ca veut dire quoi, « bien racontées » ? s’indigne quelqu’un. Il faut dire les choses comme elles sont, sans artifices !

            C’est une affirmation péremptoire qui semble approuvée par la majorité des futurs rapatriés présents. Des futurs narrateurs possibles. Alors, je me pointe, pour dire ce qui me paraît une évidence.

            – Raconter bien, ça veut dire : de façon à être entendu. On n’y parviendra pas sans un peu d’artifice. Suffisamment d’artifice pour que ça devienne de l’art !

            Mais cette évidence ne semble pas convaincante, à entendre les protestations qu’elle suscite. Sans doute ai-je poussé trop loin le jeu de mots. Il n’y a guère que Darriet qui m’approuve d’un sourire. Il me connaît mieux que les autres.

            J’essaie de préciser ma pensée.

            – Ecoutez, les gars ! La vérité que nous avons à dire –si tant est que nous en ayons envie, nombreux sont ceux qui ne l’auront jamais ! – n’est pas aisément crédible… Elle est même inimaginable…

            Une voix m’interrompt, pour renchérir.

            – Ca c’est juste ! dit un type qui boit d’un air sombre, résolument. Tellement peu crédible que moi-même je vais cesser d’y croire, dès que possible.

            Il y a des rires nerveux, j’essaie de poursuivre.

            – Comment raconter une vérité peu crédible, comment susciter l’imagination de l’inimaginable, si ce n’est en élaborant, en travaillant la réalité, en la mettant en perspective ? Avec un peu d’artifice, donc !

            Ils parlent tous à la fois. Mais une voix finit par se distinguer, s’imposant dans le brouhaha. Il y a toujours des voix qui s’imposent dans les brouhahas semblables : je le dis par expérience.

– Vous parlez de comprendre… Mais de quel genre de compréhension s’agit-il ?

– Je regarde celui qui vient de prendre la parole. J’ignore son nom mais je le connais de vue. Je l’ai déjà remarqué certains après-midi de dimanche, se promenant devant le block des Français, le 34, avec Julien Cain, secrétaire de Normale Sup. Ca doit être un universitaire.

– J’imagine  qu’il y aura quantité de témoignages … Ils vaudront ce que vaudra le regard du témoin, son acuité, sa perspicacité… Et puis il y aura des documents … Plus tard, les historiens recueilleront, rassembleront, analyseront les uns et les autres : ils en feront des ouvrages savants… Tout y sera dit, consigné … Tout y sera vrai… sauf qu’il manquera l’essentielle vérité,  à laquelle aucune reconstruction historique ne pourra atteindre, pour parfaite et omnicompréhensive qu’elle soit…

Les autres le regardent, hochant la tête, apparemment rassurés de voir que l’un d’entre nous arrive à formuler aussi clairement les problèmes.

      – L’autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l’expérience, n’est pas transmissible… Ou plutôt, elle ne l’est que par l’écriture littéraire…

       Il se tourne vers moi, sourit.

–          Par l’artifice de l’œuvre d’art, bien sûr !

  • Extrait 5

 

Jeune soldat de l’armée républicaine, Manuel A. avait connu après la défaite les camps de réfugiés du Roussillon. En 1940, comme des milliers d’autres Espagnols, il avait été incorporé dans une compagnie de travail, sous la férule de l’armée française. Après l’armistice de Pétain, Manuel s’était retrouvé dans un stalag allemand, mêlé – avec tous ses compatriotes se trouvant dans le même cas – aux prisonniers de guerre français. Plus tard, lorsque l’état-major allemand procéda à un classement plus approfondi de la masse de prisonniers en son pouvoir, les quelques milliers d’Espagnols des compagnies de travail furent renvoyés des stalags et transférés à Mauthausen, en tant que déportés politiques.

Manuel A. était un survivant de ce camp. Un revenant, comme moi. Il me racontait sa vie à Mauthausen, le soir, après le dîner, à l’heure du petit verre d’alcool et du cigare des Canaries.

Mais je ne reconnaissais rien, je ne m’y retrouvais pas.

Certes, entre Buchenwald et Mauthausen il y avait eu des différences: dans chacun des camps nazis l’existence des déportés a été soumise à des circonstances spécifiques. L’essentiel du système, pourtant, était identique. L’organisation des journées, le rythme de travail, la faim, le manque de sommeil, les brimades perpétuelles, le sadisme des S.S., la folie des vieux détenus, les batailles au couteau pour contrôler des parcelles du pouvoir interne: l’essentiel était identique. Je ne m’y retrouvais pourtant pas, dans les récits de Manuel A.

C’était désordonné, confus, trop prolixe. ça s’embourbait dans les détails, il n’y avait aucune vision d’ensemble, tout était placé sous le même éclairage. C’était un témoignage à l’état brut, en somme: des images en vrac. Un déballage de faits, d’impressions, de commentaires oiseux.

Je rongeais mon frein, ne pouvant intervenir pour lui poser des questions, l’obliger à mettre de l’ordre et du sens dans le non-sens désordonné de son flot de paroles. Sa sincérité indiscutable n’était plus que de la rhétorique, sa véracité n’était même plus vraisemblable. Mais je ne pouvais rien lui dire, je ne pouvais pas l’aider à mettre en forme ses souvenirs, puisqu’il n’était pas censé savoir que j’avais moi aussi été déporté. Puisqu’il n’était pas question que je lui fasse partager ce secret.