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Lecture analytique : retour aux mots sauvages , TH Beinstingel

Retour aux mots sauvages , Th. Beinstingel (2010)

Véronique Perrin

Lycée Voltaire, Wingles

Thierry Beinstingel  (né en 1958) est un cadre dans les télécommunications. Sa production littéraire est consacrée au monde du travail : avec réalisme, il aborde le quotidien déshumanisant du secteur tertiaire.. Il a obtenu le prix « Amila Meckert » en  2013 pour son roman Ils désertent.

Retour aux mots sauvages (2010) : A 50 ans, le protagoniste, technicien dans un groupe de télécommunications, vient d’être licencié. La même entreprise lui propose une fonction de téléopérateur. Il s’appelle désormais Eric. Lui a qui a toujours travaillé de ses mains,  se retrouve derrière un écran d’ordinateur ; il vit très mal  ce métier dépersonnalisant. Il se réfugie dans la course à pied et l’écriture. Dans l’extrait étudié, il est amené à traiter la demande d’un drôle de client (la suite du roman nous révèlera qu’il est handicapé et  alité), pour lequel il va transgresser les règles « déontologiques » .

Problématiques :   à quel procès du monde de l’entreprise l’auteur se livre-t-il dans cet extrait ? Pourquoi peut-on dire que faire acte d’humanité  c’est faire  acte d’insoumission dans cet univers professionnel ?

  1. Téléconseiller, un métier de service…
    1. 1.     La situation  romanesque : anecdotique et banale

–        Une anecdote à caractère général  :  un jour  (L.1) –  un type  (L.1) → valeur emblématique de l’anecdote

–        Situation banale : réclamation d’un client auprès d’une société de service (chèque égaré) – (L.3) Trois contacts successifs (L.1) (L.4) (L.8) avant que la situation ne soit régularisée :  tout est arrangé (L.28)

 

  1. 2.     Le paradoxe : un métier de « service » qui n’en rend aucun  :

–        L’identité du client n’importe pas : un type  (L.1),   le gars  (L.2),  ce type  (L.5),  le client  (L.8),  l’autre  (L.17)

–        Le client = cible commerciale . Il appelle pour un problème personnel (le gars voulait juste qu’on lui rétablisse la formule de base sans laquelle son téléphone devenait inopérant – L.2). Le téléconseiller doit  tent(er) de vendre (L.1) un produit avant  de traiter sa demande. Lui rendre service est le cadet des soucis du vendeur qui a des objectifs commerciaux à atteindre.

–        D’ailleurs l’incompétence signale que le service rendu n’est pas la priorité : mon téléphone est toujours coupé (L.10)

–        L’absence de suivi des demandes ne favorise pas l’efficacité : affectation aléatoire des appels vers deux cents téléconseillers au moins (L.14) Une chance sur cinq cents (L.15) de retomber sur le même opérateur. Le calcul de probabilité ou encore l’image de la loterie (L.15) souligne l’indifférence aux problèmes du client. Les termes loterie et veine (L.16) ne font pas très professionnels ! Les clients  n’ont même pas conscience de l’ampleur  de l’indifférence à leur égard  : Inconscient d’une telle veine… (L.16)

  1. 3.     L’histoire d’une dissidence

–        Le protagoniste est mal à l’aise dans son nouveau métier commercial, lui qui était technicien :  vendre n’est pas son fort (L.1/2)

–        Dissidence = 2  initiatives personnelles du protagoniste pour venir en aide au client :

  • A la pause, seul dans la cafétéria (L.4) , avec son téléphone portable (L.5) personnel : la cafétéria est un espace à la lisière : un espace professionnel réservé au temps personnel (la pause) ; rappeler le client sur une ligne personnelle
  • Sur son écran professionnel (L.8) ; le protagoniste va prendre l’initiative de forcer une transaction (L.22). La violence du verbe « forcer » suggère un acte de sabotage (alors qu’il ne s’agit que de rétablir une ligne téléphonique payée)

–        La « révolte » se marque aussi par le fait qu’il ôte son casque pour parler en aparté à Maryse (L.22) ; il sort des clous.

–        Le caractère insolite de l’initiative est souligné par la réaction forte  de Maryse , dans une parenthèse de commentaire : (Maryse le regarde, éberluée) (L.19)

ð  Il y a donc progression : l’insubordination entre progressivement au sein de l’entreprise.

ð  En même temps le caractère dérisoire de l’acte de rébellion interpelle : rendre service, rendre justice  c’est  être insoumis !

–        Pessimisme de « l’humanisme » pratiqué au sein de l’entreprise ; pessimisme du final où la routine robotisée reprend le dessus : la voix préenregistrée d’un Eric de pacotille s’achemine à son insu. (L.32) Pas de temps (quelques secondes à peine) pour les états d’âme…

  1. II.             Les  relations humaines
    1. Relation dépersonnalisée

–        La relation commerciale est vidée de sa nature d’ « échange », de communication.

–        Le texte fait se rencontrer deux voix :

  • La voix du client : elle est abondamment qualifiée : étrange, comme essoufflée, une sorte de rebond métallique (L.5/6) ; la soufflerie d’acier à l’autre bout (L.28) ; sa voix de robot asthmatique (L.9) . Elle est donc présentée comme robotisée, voire animalisée (couinement, L.6). Elle est constamment dévalorisée : étrange client à voix de casserole  (L.24) Mais elle est aussi pathétique : comme essoufflée (L.5) , paroles souffreteuses, mots étiolés, en mercis épuisés  (rythme ternaire , L.28). Sa voix d’outre-tombe (L.16) La voix de quelqu’un de malade, dont le drame est évoqué  implicitement  : oh moi, vous savez, la chance  (L.16). Comme un dernier souffle, qui se heurte à la voix des téléconseillers.
  • La voix du téléconseiller : voix préenregistrée (L.32), qui dispense des phrases prédigérées que le logiciel élabore (L.11) Une vraie voix de robot, cette fois-ci !

–        L’acte de dissidence consiste à remettre de l’humain dans la relation : recontacter personnellement l’individu (L.4) ;  Reconnaît(re)  les coordonnées du client en même temps que la voix (L.9) ; il l’a reconnu, qu’il connaît bien son problème (L.14) => donc individualiser  le client

–        Cela permet aux sentiments de s’exprimer : cf. vocabulaire du client :  très heureux… très important pour moi… (L.7) les compliments du client (L.7)

  1. La perte d’identité

–        La double identité du fait du pseudonyme  :  l’opérateur Eric  (L. 14) =  un Eric de pacotille (L.32)   : évoluer dans son métier comme  un fantoche .   Un masque infligé comme une souffrance : la foutu prénom choisi par hasard (L.17/18). Ce prénom, pris au hasard, n’est  attaché à aucune essence, à aucune personnalité.

–        Des conseillers interchangeables : dans l’affectation aléatoire des appels vers deux cents téléconseillers au moins  (L.14)

–        Le  besoin de renouer avec une vraie personnalité : la situation vécue lui offre pour la première fois l’impression que son nom d’emprunt a du sens, une utilité : il permet de se  faire (lui aussi) reconnaître : Et Eric, votre opérateur, pour la première fois qu’il a veine de se nommer ainsi   (L.17) Pour la première fois, il le revendique ; d’ailleurs le texte, à partir de la ligne14, le démultiplie : utilisé 9 fois.

–        Enfin la formule figée, toute faite,  préenregistrée, votre opérateur (L.17) peut s’investir de son sens plein : don de soi ; se mettre au service de, être dévoué à… que le prénom serve au moins une fois (L.18)

–        La geste épique : le geste fondateur, qui l’intronise, qui lui donne pleine possession de son prénom. Il associe son prénom à une origine illustre : Ah être Eric dans la signification germanique de ce prénom de maître, de chef, de puissant, porté par plus de trente trois norvégiens, danois, suédois, un dieu presque…. (L.29) Il va être galvanisé par son prénom d’opérateur à goût de fer  (L.25)

–        L’opérateur vit la situation comme une action épique : Eric, preux chevalier des ondes, Eric, sauveur du client en détresse. (L.26). Etre un redresseur de tort. Le rythme du texte s’emballe :  Et Eric qui… = structure répétitive. Eric devient le sujet de nombreux verbes d’action/ de parole :  Erice, donc, qui vérifie, qui dit, qui parle, qui discute, persuade, vole d’écran en écran …  (L.18) ;  et l’Eric tout neuf (…) qui apostrophe maintenant… (L.21) ; Eric qui sait trouver les mots qui persuadent (L.26) ;  Et, de suite, Eric, qui effectue la manœuvre logicielle. (L.27) Les structures syntaxiques privilégient les subordonnées relatives : par cet acte, le protagoniste investit son prénom,  fonde son identité. Il se réalise enfin. Il vibre et vit enfin : Et lui, de plus en plus affirmatif, enfiévré, électrisé, galvanisé. (L.25) = rythme ternaire . L’Eric tout neuf , enfin fier de son prénom  (L.21) Il trouve enfin un sens à sa vie professionnelle.

–        Dérisoire geste épique   (qui tient surtout d’ailleurs à des mots) et qui retombe lamentablement dans la voix préenregistrée (L.32)

 

  1. III.           Les mots

Avant tout une histoire de mots.

  1. Les mots  serviles

–        Les mots commerciaux :  fallacieux et lénifiants : le contrat Optimum confort (L.1 ) – on vend des mots avant tout.

–        La page d’accueil en couplage téléphonie-informatique (L.8/9) : rien n’est moins bien nommé que cette page d’accueil, si peu accueillante puisque robotisée. Les mots perdent leur sens. Que puis-je pour votre service ? (L.33) : aucun service rendu

–        Voix préenregistrée – phrases prédigérées que le logiciel élabore = la voix d’un robot

 

  1. Retour aux mots sauvages

–        L’acte de dissidence est avant tout un acte de parole : il aurait fallu répondre les phrases… (L.10). L’irréel du passé montre qu’il ne s’y soumet plus : au lieu de quoi, il apostrophe le client… (L.12)

–        Le verbe « apostropher » revient deux fois : il apostrophe le client puis Maryse (L.21) C’est le signe d’une parole  dynamique. Vitalité recouvrée = être vivant à travers ses propres mots.

–        Des mots dynamiques capables d’insuffler la vie aux  paroles souffreteuses, (…) mots étiolés,  (…) mercis épuisés (L.28) du client

–        La geste épique est langage :  qui parle, qui discute, qui persuade (…) et qui conclut.. ; (L.)  – Eric qui sait trouver les mots qui persuadent (L.26) jusqu’à l’expression hyperbolique :   logorrhée incroyable (L.19)

–        Le combat = redonner du sens au mot, leur vrai valeur : un accueil ; un service ; l’origine du prénom Eric.

  1. Ecrire « Retour aux mots sauvages

–        Ecrire ce roman, c’est retourner aux mots sauvages, faire acte de rébellion

–        Le symbole du stylo à quatre couleurs : encre bleue du stylo = client à rappeler ( L.4) – une autre encre est réservée à son écriture personnelle, en marge

–        Le style même du roman : écriture peu littéraire, ton  familier (certains ont de ces histoires – L.3) : s’affranchir du ton formaté et aseptisé de la communication professionnelle

–        L’impression de soliloque émanant du texte  : les dialogues,  sans mise en forme respectée, nous donnent  l’impression d’être immergé dans la conscience du protagoniste,  de vivre la situation en son fort intérieur, comme un enfermement dans sa profonde solitude

Conclusion

Dans ce texte, les valeurs humaines sont représentées  par la relation établie entre le téléconseiller et le client. Ce dernier n’est plus défini comme une « cible commerciale » mais un individu identifié pour lequel le vendeur éprouve de  l’empathie . Le professionnalisme vise à redonner son sens plein au mot « service ». Mais renouer ce type de contacts humains, c’est un  acte d’insubordination lourd de conséquences (cf. document complémentaire- chap.25). Dans un univers professionnel formaté, l’ennemi public n°1 est l’initiative personnelle, celle qui donne pourtant l’impression d’exister. Interchangeables, privés de voix, les téléconseillers accomplissent un travail dégradant où se dissout leur identité. Seule la reconquête des mots permet de sortir de cette aliénation. Le téléconseiller, un esclave moderne, au même titre que les dactylos évoquées par Pagès dans « Harcèlement textuel » (document  5), condamnées à reproduire sans les comprendre, pour un salaire de misère, des textes porteurs d’un appel à la liberté.

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