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Lecture analytique : » l’enquête » Claudel

L’Enquête, Claudel (2010)

 Véronique Perrin

Lycée Voltaire, Wingles

Philippe Claudel (né en 1962) est membre de l’Académie Goncourt. Ecrivain à succès, il a obtenu le Goncourt des Lycéens pour son roman, Le Rapport de Brodeck (2007),  une sombre fable en relation avec la Shoah, dont l’anthologie reproduit un extrait (P.158). Avec L’Enquête (2010), Claudel  récidive et conjugue la réalité la plus cynique  avec l’univers fantaisiste de l’apologue. Fortement  inspiré par l’absurde kafkaïen, ce roman porte un regard sans appel sur le monde de l’entreprise moderne.  Sa situation de départ n’est pas sans rappeler d’ailleurs, celle du roman Ici comme ailleurs, cité  par l’anthologie humaniste (P. 258).

Appelé pour faire  une enquête sur la vague de suicides qui sévit dans l’entreprise, l’Enquêteur entame une longue marche vers le néant, au sein d’un  univers tentaculaire et menaçant, où les êtres sont réduits à des fonctions professionnelles. Un univers cauchemardesque, déshumanisé, où la mission d’investigation est vouée à l’échec puisque rien n’a de sens.  A la fin du roman, alors qu’il souhaite rencontrer la Direction, l’Enquêteur bascule de la salle d’attente dans un container, dont il parvient à sortir

 

Problématique :  à travers l’apologue, comment Claudel dénonce-t-il les orientations de l’économie actuelle en créant un univers apocalyptique ?

  1. I.               Un excipit d’apologue
    1. Dénouement :

–         Le sort de l’enquêteur en passe d’être dénoué  : un destin particulier  {le premier  à sortir de cette boîte  (L.2) =  chance} , ce  qui lui donne droit à accéder à une vérité : révélation de l’Ombre. Mais une vérité somme toute ambiguë  (Sommes-nous en Enfer ? qui est l’Ombre ?)

–        Malgré tout l’Enquêteur aura  un destin tragique irrévocable (ne vous leurrez pas – L.4), un  destin uniformisé (comme les autres –L. 4). L’Ombre passe par la métaphore du  navire  (L.5)=> tous  sont dans la même galère (impuissance face au tragique).

 

  1. Un final sous forme de discours

–        Valeur discursive =  donner une interprétation  à l’apologue, une clé de lecture pour cet univers absurde ; tirer une sorte de « morale ».

–        L’Enquêteur, en position de faiblesse, ne peut qu’écouter, totalement déstabilisé :  Je ne sais pas… Je ne sais plus… où sommes-nous ? (L.14) Il ne maîtrise plus son destin depuis qu’il est entré dans l’Entreprise.

–        L’Ombre prend la posture de celui qui sait : il détient la connaissance sur le destin de l’Enquêteur : vous ne jouissez que d’un bref sursis. Vous finirez comme les autres. (L.4/5)

Il assène  des propos catégoriques et définitifs (Personne n’a encore eu votre chance – L.3) ;  des vérités générales {Chacun son destin. (L.12) On a que ce qu’on mérite. Il n’y a pas d’innocents.  (L.13)} Une instance moralisatrice.

–        Un discours particulièrement vivant, aux effets rhétoriques calculés :  injonctions (ne vous leurrez pas –L.3)  et  questions rhétoriques (Pourquoi vouloir s’en prendre à moi ?– L. 11)

 

  1. Identité ambiguë de l’orateur

–        L’Ombre → la majuscule lui donne une valeur allégorique ;  est-ce un spectre, connoté au monde des Enfers ?

–        L’Enquêteur croit reconnaître en lui le portrait du Fondateur de l’Entreprise.  De fait, il semble être la mémoire de l’Entreprise :  (vous êtes) le premier à sortir d’une de ces boîtes. Personne n’a encore eu votre chance. (L.3) –  J’ai tenté souvent de le faire… (L.8) – Ces créatures ne durent jamais très longtemps (L.10) Un témoin du devenir de l’Entreprise :  Je n’ai vu arriver que des containers pour l’instant (L.33)

–        Le temps :  l’homme avec un balai peut évoquer le tableau de Goya : « Les vieilles ». Une allégorie du Temps, qui  vient tout balayer, tout emporter ? L’Ombre ponctua ses mots en agitant son balai (L. 30) 

–        Malgré tout, il  semble sans pouvoir  : Pourquoi vouloir s’en prendre à moi ? Drôle d’idée ! Qu’y puis-je ? (L.12) Que voulez-vous que je fasse, je ne peux pas tout nettoyer à leur place, je n’ai que cela ! (L.28/29) , à savoir son balai. L’Ombre semble elle-même prise dans un système qui ne lui laisse aucun libre arbitre, ni loisir de s’émouvoir.  Tous dedans d’une façon ou d’une autre (L.5) , lui aussi ! Est-il un simple balayeur, employé pour nettoyer, faire table rase, détruire, liquider  ?… Vous croyez que c’est facile de balayer ici !  (L.13)

–        Un homme cynique pour qui les valeurs humaines sont périmées : Fort heureusement, (…) ces pauvres créatures ne durent jamais longtemps (L.10) Sa seule empathie consiste à souhaiter une mort rapide ! L’assistance à personne en danger est une valeur révolue : J’ai tenté souvent de le faire, par humanité sans doute ou pour rompre mon ennui. J’y ai renoncé après m’être cassé trois ongles, et foulé le poignet. (L.8/9) Il semble avoir perdu toute notion humaine, notamment quand il demande à l’Enquêteur :   vous êtes-vous reproduit ? (L.40), comme un animal.

–        Un homme qui trompe son ennui : pour rompre mon ennui. (L.8)  Un divertissement pascalien : vacuité de l’existence comblée par ce poste  de balayeur.

–        Son rire démoniaque  (L.15) le connote au Malin. ( Est-il le diable ?)

 

  1. II.             L’entreprise infernale
    1. 1.     Monde indéchiffrable

–        L’Entreprise  → la  majuscule la « divinise », la rend emblématique d’un modèle général. L’Enquêter  – Les Transporteurs : les majuscules montrent que ce monde fonctionne avec des fonctions  plus que  des individus ; un monde froid, sans humanité.

–        Un monde incompréhensible : On se demande qui la dirige car je ne parviens pas à comprendre sa stratégie. (L.33) Insaisissable. Evolution des entreprises, loin de l’image ancestrale du patriarche fondateur, identifié ; ère des sociétés anonymes, des actionnaires, qui ne permettent plus de cibler le pouvoir.

 

  1. Un monde en mutation constante

–        Un monde en plein expansion économique : l’Entreprise se développe si vite.(L.34)

–        Une allusion aux délocalisations, restructurations constantes, d’un monde à géométrie variable, dont le maître mot est la rentabilité : Elle a besoin de nouveaux locaux, mais elle s’en débarrasse tout aussi vite car elle est dans le même temps en perpétuelle restructuration (L.35). Au détriment de l’humain : il y a parfois des erreurs regrettables (euphémisme diplomatique) dont certains sont victimes (L.36). Flexibilité et adaptation sont requises.

–        L’image des préfabriqués, construits à la hâte en fonction des besoins (L.33) souligne l’aspect mouvant et provisoire de cette Entreprise.

–        Zone de transit de l’Entreprise (L. 19) et containers (L.6)  poussent à l’extrême, dans cet apologue, l’idée du provisoire : la réalité de l’Entreprise est devenue un monde  instable et précaire, qui s’implante et se retire, occasionnant des dommages collatéraux.

 

  1. La pollution

–        Construire / détruire de nouveaux locaux  (elle s’en débarrasse tout aussi vite – L.35)  => une impression de gâchis énorme.

–        Paradoxe :  le bayeur évolue dans un monde qu’il ne peut nettoyer : l’Entreprise s’est transformée au fil du temps en une grande décharge à ciel ouvert (L.20). La pollution règne. Son coup de balai est moins un geste d’assainissement que d’éviction.

–        La croissance économique crée la pollution : la fabrication excessive d’objets, leur obsolescence,  par exemple celle des téléphones cellulaires (L.23), qui pousse au renouvellement constant, l’absence de recyclage des déchets (hors d’usage – L.21) crée une invasion de pourritures (L.21)

Les entreprises  transforment certaines zones du monde en poubelles :  On entasse ici ce qu’on ne peut mettre ailleurs, ce qui est hors d’usage, des choses, des objets, des pourritures, dont on ne sait que faire. (L.20/21 ) et le pronom indéfini « on » signale l’anonymat des pollueurs, qui n’endossent pas leur responsabilité, ne paient pas leur tribut. La nature est entachée :  collines – vallées , lacs, failles géologiques , fleuves, forêts…

–        La pollution exponentielle est suggérée par la très longue phrase énumérative (L.21/28) : pléthore d’hyperboles  pour signaler l’ampleur du désastre : collines entières  couvertes – vallées encombrées – lacs chargés – failles géologiques rebouchées à grands pelletées – sans compter des fleuves charriant des millions d’hectolitres d’huile de vidange – des milliers de tonnes de seringues usagées. L’inventaire  à la Prévert d’objets hétéroclites  donne une dimension absurde.

 

  1. III.           La perte d’humanité
    1. Violence exercée sur les employés

–        L’usine est le lieu d’une agonie violente des personnes employées   : Au tout début, elles hurlent comme des cochons qu’on égorgerait. (L.10/11) Violence de l’animalisation (l’Ombre n’a pas d’empathie pour ces êtres, qu’il ne reconnait pas comme des congénères.)

–        Les containers sont les cercueils : C’est fini pour lui. Plus de réaction. Il a dû rendre l’âme. (L.7) Chacun meurt,  isolé.

–        Les cadences imposées entraînent des accidents de travail :  Les cadences imposées sont telles que les Transporteurs chargent les containers alors même que des hommes y travaillent encore (L.34/35)  On ne peut arrêter la chaîne de la production pour si peu !  Le temps, c’est de l’argent. 

Etre performant ne donne pas le droit à la distraction  : Pas de chance pour eux, mais ils n’avaient qu’à sortir à temps. La distraction ou le zèle se paient cher aujourd’hui. (L .38)  Le comble, c’est que  le zèle des ouvriers n’est même pas reconnu ! Si un ouvrier se surinvestit, c’est à ses risques et périls !

–        Les heures supplémentaires : (elles) creusent les tombes de ceux qui les accumulent. (L.38/39) La course à l’argent est cause de la fatigue, de la négligence et donc de l’accident de travail. L’ouvrier est donc responsable de son sort tragique.

–        L’ouvrier est ainsi présenté comme un présumé coupable, responsable de sa propre perte  :  On a ce qu’on mérite. Il n’y a pas d’innocents. (L.13) Chacun son destin. (L.12). Le Capitalisme  tend à présenter comme naturel le cours des choses. C’est de lui-même que l’employé s’éjecte du monde de l’Entreprise, s’il est un maillon faible.

 

  1. Une humanité  jetable

–        On peut voir aussi  de cette éjection, par containers,  dans cette zone de transit de l’Entreprise, une parabole des licenciements. (règne de la précarité) « Du balai ! »  C’est peut-être la fonction du balayeur…

–        S’ils ne sortent pas à temps des containers, les hommes viennent grossir les rangs des pourritures, dont on ne sait que faire  (L.21), au même titre que les objets déversés. D’ailleurs les containers, en guise de cercueils, suggèrent la chosification de l’homme.

–        Les milliers de containers côte à côte, isolés, sans solidarité, sont habités par des gens qui, comme l’Enquêteur, pensaient sûrement attendre dans la salle d’attente de la Direction, un entretien ( ?) Ils tombent en fait dans une chausse-trappe : leur licenciement.

 

  1. Un monde futuriste  terrifiant

–        L’entreprise semble avoir  absorbé la ville ; elle est devenue un monde en soi : dans notre société, le diktat de l’économie  impose ses lois (notamment au  politique, à  la vie de la Cité).

–        Une nouvelle ère  semble commencer : Le premier homme (L.1)  un nouveau terrain – un paysage en devenir (L.31)

–        Perte des repères anciens : l’Enfer est une invention humaine remontant à un temps irrationnel, où les gens étaient naïfs : explications simplistes (L.17) Les vieilles ficelles sont usées et les hommes ne sont plus des enfants auxquels on peut raconter des sornettes (L.18) L’ère des croyances est révolue : Le monde est trop complexe. (L.17), voire trop rationnel (le monde du travail est rationalisé, il suit une logique implacable, sans place pour la magie ni la spiritualité).

–        L’époque des utopies est révolue (L.39) → il n’y a plus d’idéal ; à l’idéal, l’Ombre oppose quelques rêves (L.39), procurés par la nostalgie, en se retournant vers le passé : chez des antiquaires, dans des collections ou des brocantes de village (L.40) Claudel ironise sûrement sur l’esprit « vintage » actuel que l’homme entretient tout en laissant le monde filer vers un avenir destructeur.

–        L’avènement d’un monde futuriste : on commence seulement (L.33) –+ les nombreux futurs )

–        Mais il est apocalyptique :

ü  Une nouvelle nature, faite artificiellement puisque les forêts sont en fait constituées par des faisceaux de ferrailles assemblées et rouillées (L.26) et les seringues forment des ramures  défoliées (L.28)

ü  Un paysage-décharge qui trouvera de nouveaux artistes pour le célébrer  (L.31) ; d’autres concepts esthétiques : d’ailleurs  des structures métalliques ornées de béton armé (L.26/27) suggèrent les changements de critères en matière de décoration.

ü  Un paysage qu’on se réappropriera pour vivre : décharge comme lieu de promenade et de pique-nique  (L.32)

ü  Une humanité qui court à sa perte :  Y aura-t-il encore des enfants ? (L.41)

–        Une humanité qui n’a plus de finalité (dans quel but ? –L.41) ; l’humanisme est périmé : L’homme est de nos jours une quantité négligeable, une espèce secondaire douée pour le désastre. Il n’est plus désormais qu’un risque à courir.  (L.41/42)

 

Conclusion

CCL. Un texte en prise directe sur notre réalité contemporaine : sous ses dehors d’apologue, un portrait réaliste du monde de l’entreprise, avec son lot de délocalisation, de pollution, de précarisation. Un monde absurde : un enquêteur  par définition doit résoudre un problème mais dans ce monde absurde, il n’y a plus rien à  résoudre. L’impuissance de l’Enquêteur, à mener son enquête sur les suicides, traduit notre propre impuissance face au monde que nous avons construit, pour mieux nous détruire. Dans cet univers, l’humanisme est  périmé et le seul acte de révolte (individuel) possible reste le suicide (sujet de l’enquête)

 

 

Seule révolte possible, un sabotage. Le suicide ?

où  va le travail humain