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Thierry Beintingel : Retour aux mots sauvages

lecture analytique n°3

Retour aux mots sauvages

Le protagoniste, ancien électricien dans une entreprise de Télécommunication a perdu son emploi et se retrouve téléconseiller sur les plateformes téléphoniques de la même société.  Son nom d’opérateur est Eric .  Un message préenregistré décline son identité aux clients qui téléphonent, à qui il répond ensuite par des phrases toutes faites, dictées par l’ordinateur. Il vit très mal cette situation et un jour retourne aux « mots sauvages ».

    Il y a eu ce type un jour, celui à qui il avait tenté de vendre un contrat Optimum confort, mais vendre n’est pas son fort et le gars voulait juste qu’on lui rétablisse la formule de base sans laquelle son téléphone devenait inopérant, il avait payé, en était sûr, mais on avait égaré son versement, certains ont de ces histoires. Il avait noté le numéro sur le carnet (encre bleue du stylo à quatre couleurs = client à rappeler) et maintenant, à la pause, seul dans la cafétéria  avec le café posé sur la table de Formica, il a ce type sur son téléphone portable, sa voix étrange[1] comme essoufflée, une sorte de rebond métallique après chaque expression, un étrange couinement entre les mots d’une phrase hachée :  Très heureux… que vous me rappeliez… très important pour moi… Il raccroche, mal à l’aise malgré les compliments du client à l’autre bout, mais quelques jours plus tard, de nouveau sur son écran à la page d’accueil en couplage téléphonie-informatique, il reconnaît les coordonnées du client en même temps que sa voix de robot asthmatique : Bonjour… je suis client chez vous… et mon téléphone est toujours coupé. Il aurait fallu répondre les phrases prédigérées que le logiciel élabore : Nous allons regarder ça ensemble, vous êtes bien monsieur / madame / mademoiselle X ? Vous habitez bien numéro / nom de rue / ville ? Au lieu de quoi, il apostrophe le client, lui dit qu’il l’a reconnu, qu’il connaît bien son problème, qu’il ne comprend pas ce qui a pu se passer mais que c’est une chance de tomber sur lui, l’opérateur Eric, dans l’affectation aléatoire des appels vers deux cents téléconseillers au moins. Il répète : Une chance sur deux cents, peut-être plus, une chance sur cinq cents comme à la loterie. Et l’autre de sa voix d’outre-tombe qui répond : oh moi… vous savez… la chance… Inconscient d’une telle veine, le type, pas obligé de réexpliquer tout. Et Eric, votre opérateur, pour la première fois qu’il a envie de se nommer ainsi et que le foutu prénom choisi par hasard serve au moins une fois, Eric, donc, qui vérifie, qui dit, qui parle, qui discute, persuade, vole d’écran en écran dans une logorrhée[2] incroyable (Maryse[3] le regarde, éberluée) et qui conclut, dépité, que non le paiement n’est  toujours pas arrivé. Et l’autre qui insiste : Mais je vous dis… que c’est sûr… Je peux vous donner… le numéro du chèque, et l’Eric tout neuf, enfin fier de son prénom –va savoir pourquoi− qui apostrophe maintenant Maryse, retirant son casque : Dis-moi, comment forcer une transaction, mon client a payé mais son paiement n’apparaît pas et bloque le rétablissement de son téléphone, puis reprenant son micro, affirmant à son étrange client à voix de casserole : Ne quittez pas, je me renseigne. Et Maryse, fronçant les sourcils : Mais tu crois vraiment que… ? Et lui, de plus en plus affirmatif, enfiévré, électrisé, galvanisé par son prénom d’opérateur à goût de fer, Eric, preux chevalier  des ondes, Eric, sauveur du client en détresse. Eric, qui sait trouver les mots qui persuadent. Et Maryse qui indique comment faire. Et, de suite, Eric qui effectue la manœuvre logicielle. Et qui reprend le client, explique que tout est arrangé. Et la soufflerie d’acier à l’autre bout, confondue en paroles souffreteuses, en mots étiolés, en mercis épuisés. Ah, être Eric dans la signification germanique de ce prénom de maître, de chef, de puissant, porté par plus de trente trois norvégiens, danois et suédois, un dieu presque… Maryse le regarde après son appel, qui  triture son stylo à quatre couleurs, les yeux perdus dans le vague, un bref instant, quelques secondes à peine, et déjà la voix préenregistrée d’un Eric de pacotille s’achemine à son insu : X (nom de l’entreprise), bonjour, Eric, que puis-je pour votre service ?

Thierry Beintingel, Retour aux mots sauvages (chapitre 2O) – 2010

Document complémentaire

Le chef va droit au but : il lui tend une page écran sur laquelle sont imprimées les coordonnées d’un client. L’opérateur Eric reconnaît celles du type à la drôle de voix métallique. Il paraît qu’il n’a jamais payé son abonnement et la bidouille logicielle pour maintenir son abonnement était une faute sans vérification préalable. Il a fallu rectifier, ce sont des manœuvres compliquées qui nous coûtent encore plus d’argent. Le chef dit cela d’une voix atone et ennuyée. Que répondre ? Tout est vrai. Mais c’est le faux qui a amené cette histoire. Comment l’expliquer ? Que l’opérateur Eric a pété les plombs, usurpateur d’un faux prénom, tributaire de conversations enchaînées à la suite comme autant de mirages auditifs, spectateur d’écrans virtuels qui s’effacent au fur et à mesure sans possibilité de les retenir, tout un monde faux, approximatif, apocryphe[4]. Que toute cette dissimulation, hypocrisie, duplicité et provoquée par ces séries de dialogues improbables et normés, soumis à l’aléatoire d’un logiciel qui décide pour vous des mots à dire. Est ainsi tronquée la perception d’une vraie vie. Un peu comme si le boulanger tendait un hologramme de baguette à une voix synthétique dans une boutique qui n’existerait pas. Et que cela finit par vous taper sur le système à force de pas d’existence tangible, palpable,  concrète, physique, matérielle, authentique, véritable, sûre, sincère, loyale, fidèle, convenable, apparent et manifeste.  (chapitre 25)


[1] La suite du roman apprendra que cet homme est paralysé, cloué au lit, d’où cette voix étrange.

[2] Logorrhée :  discours, propos interminables et désorganisés

[3] Sa collègue de travail

[4] Apocryphe : se dit d’un texte faussement attribué à un auteur (antonyme : authentique)

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