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Philippe Claudel : L’Enquête

Lecture analytique n°4

L’Enquête

Le roman de Claudel est une fable moderne sur le monde du travail. L’Enquêteur est  appelé dans une entreprise pour étudier la vague de suicides qui la frappe. Jamais il ne parviendra à remplir sa mission, plongé dans un monde  angoissant et absurde, digne de Kafka. Il rencontre tour à tour le Veilleur, le Guide, le Policier, le Chef de service, le Responsable, le Psychologue… sous l’œil inquisiteur du portrait du Fondateur, omniprésent. Dans cet univers sous haute surveillance, totalement déshumanisé, il est isolé, malmené, broyé, puis finalement enfermé dans un container dont il parvient étrangement à sortir. Il est entouré de  centaines d’autres containers d’où sortent les cris d’hommes désespérés.  Il rencontre alors l’Ombre du fondateur : un vieux corps sans âge, ridé, tenant un balai, avec qui la discussion s’engage.

 

« … vous êtes le premier homme.

–          Le Premier Homme… ?

–          Oui, le premier à sortir d’une de ces boîtes. Personne n’a encore eu votre chance. Mais ne

vous leurrez pas, vous ne jouissez que d’un bref sursis. Vous finirez comme les autres. Etre dehors ou dedans ne change rien. C’est la particularité de ce navire. Tous dedans, d’une façon ou d’une autre. »

L’Ombre donna une grande claque sur le container, ce qui ne provoqua aucune réaction à l’intérieur.

« Vous voyez ? C’est fini pour lui. Plus de réaction. Il a dû rendre l’âme. Ces box sont s bien conçus et si bien fermés qu’il est inutile d’essayer de les ouvrir. J’ai tenté souvent de le faire, par humanité sans doute, ou pour rompre mon ennui. J’y ai renoncé après m’être cassé trois  ongles  et foulé le poignet. »

L’ombre joignit le geste à la parole et se massa l’avant-bras comme si l’évocation de l’incident avait réveillé la douleur.

« Ce qui est curieux, c’est de constater que le  malheur est un poids qui devient finalement assez léger à mesure qu’il s’accentue ou prolifère. Voir mourir sous ses yeux un homme est très déplaisant. Presque insoutenable. En voir ou en entendre mourir des millions dilue l’atrocité et la compassion. On se surprend assez vite à ne plus ressentir grand-chose. Le nombre est l’ennemi de l’émotion. Qui donc a jamais ressenti de la souffrance en piétinant une fourmilière, vous pouvez me le dire ? Personne. Je leur parle parfois, pour leur tenir compagnie quand je n’ai rien de mieux à faire, mais ils sont pénibles… Ils voudraient que je me mette à leur place alors qu’aucun ne songe à se mettre une seule fois à la mienne. Je veux les réconforter, mais ils ne savent que se plaindre. Certains ont encore des téléphones d’urgence, mais ils épuisent leur crédit ou leur batterie dans les méandres de standards automatiques qui jamais ne réussissent à les mettre en contact avec la personne qu’ils souhaitent joindre. Et puis que pourrait-elle faire ? Que pourrions-nous faire pour eux ? Rien, je vous l’ai déjà dit. Après tout, ce n’est pas moi qui les ai mis là où ils sont. Et si ma responsabilité a été engagée, c’était il y a si longtemps qu’il y a désormais prescription. »

{…}

« Fort heureusement,  reprit l’Ombre, ces pauvres créatures ne durent jamais très longtemps. Au tout début, elles hurlent comme des cochons qu’on égorgerait, et puis très vite elles faiblissent, et finissent par se taire. A tout jamais. Le grand silence. Pourquoi vouloir s’en prendre à moi ? Drôle d’idée ! Qu’y puis-je ? Comme si j’y étais pour quelque chose ! Chacun son destin. Vous croyez que c’est facile de balayer ici ? On a ce qu’on mérite. Il n’y a pas d’innocents. Vous ne croyez pas ?

–          Je ne sais pas… Je ne sais plus… articula l’Enquêteur. Où sommes-nous ? En Enfer ?

L’Ombre  faillit s’étrangler et partit d’un grand rire qui se termina par une atroce quinte de toux. Il se racla la gorge, cracha au loin à trois reprises.

« En Enfer ! Comme vous y allez ! Vous aimez les explications simplistes, n’est-ce pas ? Je ne pense pas que cela fonctionne encore aujourd’hui. Le monde est trop complexe. Les vieilles ficelles sont usées. Et puis les hommes ne sont plus des enfants auxquels on peut encore raconter des sornettes. Non, vous êtes tout bonnement ici dans ne sorte de zone de transit de l’Entreprise, qui s’est transformée au fil du temps en une grande décharge à ciel ouvert. On entasse ici ce qu’on ne peut mettre ailleurs, ce qui est hors d’usage, des choses, des objets, des pourritures, dont on ne sait que faire. Je pourrais vous montrer des collines entières couvertes de prothèses, de jambes de bois, de pansements sales, de déchets pharmaceutiques, des vallées encombrées de cadavres de téléphones cellulaires,  d’ordinateurs, de circuits imprimés, de silicium, des lacs chargés jusqu’à la rive de fréon, de boues toxiques et d’acides, des failles géologiques rebouchées à grandes pelletées de matières radio-actives, de sables bitumeux, sans compter des fleuves charriant des millions d’hectolitres d’huile de vidange, de fumier chimique, de dissolvants, de pesticides, des forêts dont les arbres sont des faisceaux de ferrailles assemblées et rouillées, des structures métalliques ornées de béton armé, de plastique fondu  et amalgamé à des milliers de tonnes de seringues usagées qui finissent par ressembler à des ramures défoliées, et j’en oublie. Que voulez-vous que je fasse, je ne peux pas tout nettoyer à leur place, je n’ai que cela ! »

L’Ombre ponctua ses mots en agitant son balai.

« Ici, ce n’est rien encore, poursuivit-il. C’est un nouveau terrain. Un paysage en devenir qui attend les artistes qui pourront un jour ou l’autre le célébrer et les promeneurs qui, tôt ou tard,  viendront le dimanche en famille pour y pique-niquer. On commence seulement. Je n’ai vu arriver que des containers pour l’instant, des préfabriqués construits à la hâte en fonction  des besoins. L’Entreprise se développe si vite. On se demande qui la dirige car je ne parviens pas à comprendre sa stratégie. Elle a besoin de nouveaux locaux, mais elle s’en débarrasse tout aussi vite car elle est dans le même temps en perpétuelle restructuration, et il y a parfois des erreurs regrettables dont certains sont victimes. Les cadences imposées sont telles que les Transporteurs chargent les containers alors même que des hommes y travaillent encore. Pas de chance pour eux, mais ils n’avaient qu’à en sortir à temps. La distraction ou le zèle se paient cher aujourd’hui. Les heures supplémentaires creusent les tombes de ceux qui les accumulent. L’époque des utopistes est révolue. On pourra toujours acheter quelques rêves, plus tard, à crédit, chez des antiquaires, dans des collections ou des brocantes de village, mais dans quel but ? Les montrer aux enfants ? Y aura-t-il encore des enfants ? Avez-vous des enfants ? Vous êtes-vous reproduit ? L’homme est de nos jours une quantité négligeable, une espèce secondaire douée pour le désastre. Il n’est plus désormais qu’un risque à courir. »

Philippe Claudel, L’Enquête (2010)

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