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L’homme jetable (groupement de textes)

L’homme jetable

Texte 1 – Robert Linhart, L’Etabli (1978)

 Le narrateur est employé sur les chaînes de montage des usines Citroën en 1969. Demarcy, retoucheur de portières, ouvrier âgé et  expérimenté, y travaille encore à l’ancienne, comme un artisan, méticuleux, sur un établi qu’il a bricolé lui-même. Il répare efficacement les outils de tous. Jusqu’au jour où la direction lui impose un nouvel établi.

 

    Décidément, pour lui, la journée est impitoyable. Ce matin, déjà, l’arrivée du nouvel engin de fonte et la disparition de son vieil établi. Des années d’habitude, des gestes connus par cœur, d’expérience, bousillées d’un coup. Bon, il a essayé de faire face et de surmonter l’obstacle, en se concentrant, en s’accrochant, en essayant d’inventer à chaque mouvement –contre cette grosse brute de machine sortie tout droit de la tête d’un bureaucrate qui n’a jamais tenu un marteau ou une lime. Mais il avait besoin de toute son attention. Et comment la conserver maintenant que cette troupe de chefs massés autour de lui l’inquiète,  le désarçonne, le trouble ? Il essaye de garder la tête penchée sur son établi, mais ne peut s’empêcher de lancer des petits coups d’œil par en dessous, et de tressaillir à chaque éclat de voix de Bineau[1]. Ses mains sont moins sûres. Il ne sait plus dans quel ordre il doit effectuer les opérations. N’y avait-il pas un bordereau de tâches, là-dessus, dont il a depuis longtemps oublié  le libellé ?  Ce qu’il faisait d’instinct, il essaye de le faire selon les prescriptions, et comme il est prévu en fonction de cette maudite machine. Il s’embrouille. Commence à marteler sans avoir calé les deux côtés –la portière glisse, il s’y reprend, une soudure, une autre (la main qui tient le fer à souder tremble), pour la troisième soudure il faut retourner, il dévisse les étaux, revisse, soude… oui, mais de l’autre côté il aurait fallu marteler… il dévisse, retourne la portière, revisse, martèle, rougit, gêné parce qu’il se rend compte qu’il vient de faire une opération de trop, ce qui n’a pu échapper à son redoutable public : il aurait dû finir un côté, soudure et martelage, avant de retourner la portière et de la recaler, mais il s’est laissé entraîner par ses vieilles habitudes de l’ancien établi quand libre de passer à son gré par-dessus et par-dessous, il faisait d’abord toutes les soudures, puis le ponçage…

    {….} Les cheveux blancs de Demarcy se collent à  son front, emmêlés, il souffle comme un bœuf, des  gouttes de sueur coulent jusque dans son cou, mouillent le col bleu de sa vareuse…

    Tintement sec. D’un geste trop vif, il a laissé tomber son marteau à terre. Vite, se baisse pour le ramass…

    « Mais enfin ! Qu’est-ce que c’est que ce gâchis ? »

    La voix de Bineau, forte et coléreuse, a coupé net le mouvement du vieux. Une seconde, il reste courbé, figé dans sa posture, les doigts à dix centimètres du marteau. Puis il poursuit son geste lentement et se relève penaud, pendant que Monsieur le Directeur explose et postillonne.

    Bineau : « Je vous observe depuis un quart d’heure. Vous faites n’importe quoi ! La meilleure des machines ne sert à rien si celui qui l’utilise ne fait pas l’effort d’en comprendre le fonctionnement et de s’en servir correctement. On vous monte une installation moderne, soigneusement mise au point, et voilà ce que vous en faites ! »

    {…} Quelle crapulerie. Il le sait bien, Gravier, que le nouvel établi ne vaut rien. Il le sait bien, que ce n’est pas la faute du vieux. Antoine, le chef d’équipe, le sait aussi. Tout l’atelier de soudure connaît bien Demarcy, sa précision,  son expérience. Mais personne ne le dira. Le bureau des méthodes a toujours raison. Et on ne tient pas tête à un directeur du niveau de Bineau.

    Le vieux dut avaler  son humiliation jusqu’au bout. Jusqu’à la dernière minute de sa journée de travail. Penché, maladroit et incertain, sur un travail devenu brusquement étrange et redoutable. Avec toute cette bande autour de lui, comme s’ils faisaient passer un examen professionnel à un jeunot, à se pousser du coude, à prendre des mines scandalisées, à faire des remarques. Et Gravier qui faisait semblant de lui apprendre son métier (« Mais non, Demarcy, commencez par la soudure ! »), à lui, le vieux professionnel qui n’avait jamais loupé une pièce depuis des années  et dont tout le monde avait, jusque-là, respecté l’habileté.

 

    Quelques jours plus tard, les trois costauds revinrent chercher le nouvel établi et remirent en place le vieil instrument de travail du vieux. Gravier avait dû négocier cela en douce avec le bureau des méthodes. La Rationalisation reviendrait bien à la charge une autre fois, elle avait le temps.

    Cette nouvelle substitution se fit sans tambours ni trompettes, et personne ne jugea bon de dire un mot à Demarcy sur l’ « incident ». D’ailleurs à aucun moment de toute l’affaire, on  n’avait  fait mine de le consulter.

    Le vieux reprit ses retouches sur son vieil établi, apparemment comme par le passé. Mais il y avait à présent dans ses yeux une sorte de frayeur que je ne lui connaissais pas auparavant. Il paraissait se sentir épié. En sursis. Comme s’il attendait le prochain coup. Il se refermait encore plus sur lui-même, toujours inquiet quand on lui adressait la parole. Parfois il loupait une portière, ce qui ne lui était presque jamais arrivé « avant ».

    Peu après il tomba malade.

 

Texte 2 – Lee Seung-U,   Ici comme ailleurs (2012)

Yu a été muté à Sori par la maison mère qui l’emploie et qui, d’une certaine façon, cherche à se débarrasser de lui. Arrivé là-bas, il doit succéder à Pak, avec qui il ne parvient à entrer en contact. A Sori, tout est étrange ; Yu est dépossédé de tout.  Il a téléphoné  à son directeur, qui n’ a rien voulu  entendre de ses déboires.

   En reprenant sa marche dans la direction prise sans raison particulière, il tente de clarifier le message que le directeur a voulu lui faire passer. « Pour le travail, là-bas, débrouillez-vous entre vous » a-t-il dit.  Et : « Pourquoi me raconter des choses sans intérêt ? » Yu se sent insulté. La compagnie envoie quelqu’un ici, puis l’oublie. Elle oublie même qu’elle a envoyé quelqu’un. Non… peut-être a-t-elle, en réalité, envoyé quelqu’un pour l’oublier. Envoyé quelqu’un d’oubliable. Sori n’est pas un bureau hors du contrôle de la compagnie, c’est un endroit qu’elle a renoncé à gérer. Pak a dû comprendre la situation. Il a dû comprendre qu’il était destiné à vivre une vie d’être inexistant. Mais comment est-il parvenu à apprendre à vivre de la sorte ? A-t-il respecté scrupuleusement son statut d’homme oublié ? S’est-il bien adapté ? Ou bien l’a-t-il supporté avec le vague espoir de voir venir le jour béni où la compagnie le rappellerait après un décrassage de ses dossiers ?

    Même dans ce cas, s’il faut attendre deux ans et demi, c’est trop long. Peut-être sera-t-il rappelé un jour, réfléchit   Yu, mais ce jour-là lui semble trop lointain ; il se demande si, pendant cette attente, il n’oublierait pas ce qu’il attend, et peut-être même qui il est. Tout comme sa société l’aura oublié, ne risque-t-il de s’oublier lui-même ? Il en arrive à cette conclusion : oublier, c’est précisément ce que fait, pour pouvoir vivre, celui qui est oublié. Pas d’autre option pour survivre.

     La compagnie n’a pas rappelé Pak, et Pak en réalité, n’aurait pas répondu à cet appel. N’a-t-il pas disparu ? Yu ressasse cette idée comme pour s’en imprégner. Il a disparu ! Disparu ! Comme la société l’a abandonné, lui aussi a abandonné la société. La société ne se soucie pas de lui, pourquoi se soucierait-il d’elle ?

    Disparaître, cela vous métamorphose un être. La trace de vos coordonnées s’efface dans l’espace et dans le temps. Tel est l’avertissement du manager Pak à son adresse. Yu concentre toute son attention sur ce message. Il y met toutes ses forces parce qu’il doute de tout. Il se souvient de cet aîné à qui on avait promis un poste sans jamais rien lui accorder. Il avait tenu bon pendant un an et demi ; pendant un an et demi, il était venu au bureau tous les jours et y demeurait jusqu’à sept heures le soir pour rentrer avec les autres. Tout le monde sait ce que c’est d’être en attente d’affectation, d’être la sans se voir attribuer la moindre tâche, sans bureau ni garantie de quoi que ce soit : nul n’ignore que c’est là le moyen généralement utilisé pour vous pousser dehors. (Ce que  Yu n’avait pas compris quand la société lui avait proposé une somme rondelette.)  Jusqu’à ce que cet aîné explique à ses collègues autour d’un verre : « Quand j’ai vu qu’on avait poussé mon bureau dansun coin, près des escaliers donnant accès au parking, avec mes dossiers, mes stylos, etc., j’ai mesuré tout le mépris qu’on me portait. J’ai même laissé tomber quelques larmes en me jurant que je récupèrerais ma place quoi qu’il arrive. Venir tous les matins au bureau, guetter l’humeur des autres, tourner en rond devant son bureau vide, quelle humiliation ! Certains jours, je me disais : mieux vaut abandonner, j’arrête là. La société, est-ce si important, après tout ? Puis je me reprenais.  Pas parce que la société était importante, mais parce que moi,  je comptais. Pour me préserver moi ! » Ce qui comptait pour lui, ce n’était pas l’argent. Il aurait laissé sa peau pour sauver son poste de travail. Ses collègues, émus par le pathétique de ses propos, s’étaient mis à le regarder d’un œil différent. Et puis, la société, même si elle avait mis le temps, avait fini par céder en reconnaissant en cet employé quelqu’un d’exceptionnel. Au bout d’un an et  six mois de résistance, il était parvenu à sauver son poste et lui-même. Six mois plus tard, il avait donné sa démission.

    Se faire nommer à Sori, c’est à peu près la même chose que ce qui était arrivé à ce collègue. Yu a été envoyé dans une sorte d’exil. En l’obligeant à déménager, sa société lui a fait subir une expérience encore plus humiliante que celle qui aurait consisté à lui enlever sa table de travail.

Texte 3 – Nathalie Kuperman, Nous étions des êtres vivants (2010)

Une entreprise de presse  a été rachetée. La restructuration entraîne des licenciements, dont la perspective s’affiche clairement à la fin du livre.

    Notre cœur bat comme un fou. Nous avons une conscience soudaine et cauchemardesque de la précarité de nos existences dans l’entreprise. On nous  a annoncé, par chefs interposés, un plan de restructuration qui impliquera des licenciements. Neuf départs demain, et neuf seulement pour éviter le plan social qui se déclenche à partir de dix, ce qui oblige l’employeur à quelques ajustements pour protéger les salariés licenciés. Nous comprenons que dans trois  mois, pour respecter le délai légal, une grappe de neuf autres personnes sera désignée. Un journal qui était tenu par un rédacteur en chef,  un secrétaire de rédaction et un maquettiste sera « managé » dans son ensemble par un chef de projet chargé d’ « externaliser » les tâches. Les journaux deviendront des produits au même titre que des yaourts.

     {…}

    Nous sommes sortis un à un de la salle, le visage fermé. Nous ne savions pas quelle direction prendre. Nous ne voulions pas rentrer sagement dans nos box. Nous ne pouvions plus rien faire de nos jambes, de nos mains, de nos cerveaux. Nous avancions en tâtonnant, et la présence de celui qui était devant rassurait celui qui le suivait. Nous voulions profiter le plus longtemps possible d’être un groupe, une entité, un ensemble. Nous ignorions encore la douleur d’être seul devant les questionnaires du pôle emploi, à devoir prouver que nous recherchions un travail d’une façon hardie. Nous allions vite devenir coupables de n’avoir pas su conserver notre poste. Nous devrions expliquer à nos amis comment notre société avait été condamnée du jour où elle avait été vendue.  Les gens feraient mine de comprendre ; en ce moment, c’est partout pareil…  Et pourtant, non, ce n’est pas partout pareil. C’est partout singulier, c’est partout une seule personne à la fois qui soudain perd pied, hallucine, voudrait que ce soit un rêve, mais, par pitié, pas elle, oh non, pas elle. Partout c’est elle, qui espérait une récompense parce qu’elle s’était tenue sage, avait fait tout ce qu’elle pouvait, avait mis des bouchées doubles comme on le lui avait demandé (ah, les bouchées doubles !), toléré les humiliations et accepté d’humilier à son tour pour sauver une place qu’elle a de toute façon perdue.

 

Texte 4 – Bernard Lavilliers, « Les mains d’or » (album Arrêt sur image – 2001)

 

Un grand soleil noir tourne sur la vallée
Cheminées muettes – portails verrouillés
Wagons immobiles – tours abandonnées
Plus de flamme orange dans le ciel mouillé

On dirait – la nuit – de vieux châteaux forts
Bouffés par les ronces – le gel et la mort
Un grand vent glacial fait grincer les dents
Monstre de métal qui va dérivant

J’voudrais travailler encore – travailler encore
Forger l’acier rouge avec mes mains d’or
Travailler encore – travailler encore
Acier rouge et mains d’or

J’ai passé ma vie là – dans ce laminoir
Mes poumons – mon sang et mes colères noires
Horizons barrés là – les soleils très rares
Comme une tranchée rouge saignée  sur l’espoir

On dirait – le soir – des navires de guerre
Battus par les vagues – rongés par la mer
Tombés sur le flanc – giflés des marées
Vaincus par l’argent – les monstres d’acier

J’voudrais travailler encore – travailler encore
Forger l’acier rouge avec mes mains d’or
Travailler encore – travailler encore
Acier rouge et mains d’or

J’peux plus exister là
J’peux plus habiter là
Je sers plus à rien – moi
Y’a plus rien à faire
Quand je fais plus rien – moi
Je coûte moins cher – moi
Que quand je travaillais – moi
D’après les experts

J’me tuais à produire
Pour gagner des clous
C’est moi qui délire
Ou qui deviens fou
J’peux plus exister là
J’peux plus habiter là
Je sers plus à rien – moi
Y’a plus rien à faire

Je voudrais travailler encore – travailler encore
Forger l’acier rouge avec mes mains d’or
Travailler encore – travailler encore
Acier rouge et mains d’or…

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[1] Un  membre haut placé dans la hiérarchie Citroën