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Yves Pagès : Petites natures mortes au travail

Document complémentaire

Harcèlement textuel

 

   La dactylo des sixties portait lunettes et mini-jupes. Du moins, à tort ou à raison, l’a-t-on fantasmée telle :  obéissant au doigt et à l’œil derrière sa machine à écrire et, par extension, soumise à tous les aléas. Vernie des ongles et pleurant parfois du Rimmel. Sainte secrétaire de l’ère précédente, d’avant l’ordinateur, si inutile qu’elle ne sert plus désormais que d’alibi érotique. En comprimant ce personnel, on a dégonflé bien des poupées et perdu tant d’occasions d’adultère qu’on en viendrait presque à maudire ce puritanisme bureautique dévolu aux plaisirs solitaires de l’écran. La division génitale des tâches n’avait-elle pas ses à-côtés récréatifs ? A sens unique, soit. Pour ses employeurs, il est des gains de productivité plus frustrants que d’autres.

    Fini, donc, le harcèlement textuel. Et après ? Quelle utopie nous guette ? Tous clavistes unisexes, libres de se scanner la tête en direct. Chacun oeuvrant pour soi par soi, et se tapant sans rechigner les corvées tapuscrites.  Tant mieux. L’abolition du secrétariat, qui s’en plaindra ?

    Trêve de béatitude post-moderne. Les dactylos sont de retour, mais à distance, corvéables par de nouvelles  vertus télématiques. On les a délocalisées aux confins d’un arrière-monde en développement : de Madagascar au Maroc en passant par l’Île Maurice. Quand on n’a pas choisi de confier la tâche aux innombrables détenues de Chine populaire  ou de Corée du Nord. Pour preuve, ces milliers de modes d’empois, contrats d’assurances et rééditions littéraires saisis au kilomètre par des demoiselles qu’en France métropolitaine on qualifierait hâtivement d’analphabètes.

    Déjà, les éditeurs y trouvent leur compte : en moyenne, ces clavistes, souvent mineures et peu francophones, conjurent mieux les pièges  orthographiques que les plus éduquées de leurs pareilles : une bourde tous les mille signes, en moyenne. Et dix fois moins encore après double saisie. Comme quoi, la reconnaissance pavlovienne de chaque caractère déjoue les erreurs d’une transcription plus réfléchie, sujette aux faux-amis, mots-valises et lapsus jubilatoires. Ces néo-dactylos indigènes, sans faux-cils ni lipstick, faute d’avoir,  pour nous, un visage à farder, saisissent manuellement l’au-delà du Progrès : un illettrisme requalifié. Existe-t-il cependant d’autres façons d’apprendre à taper à la machine que de se confronter à un clavier aveugle ?

     A quatorze ans, j’ai fait pareil, couvrant d’un bout de sparadrap les lettres et chiffres inscrits sur chaque touche. La meilleure méthode qui soit. Une heure de pianotement par jour et quelques crampes entre phalanges, phalangettes phalangines. Deux mois plus tard, mes dix doigts se pliaient à l’unisson aux folles cadences de la frappe réflexe. C’était la seule façon de soigner ma dyslexie graphique et une allergie précoce aux dictées en lignes  droites. J’ai même fini par y prendre goût, sans décoller pour autant les 46 caches de sparadrap de mon clavier.

    Mais les petites mains en sous-traitance sont vouées à d’autres écritures automatiques. A saisir machinalement ce que leur conscience, les yeux comme bandés,  n’aura jamais l’occasion de saisir. Du moment qu’elles demeurent à leur juste place, dans un seul tiers du monde, entre signifiant et signifié. Qui croisera jamais le regard d’une de ces assises perpétuelles, recopiant à tâtons, fatigue rétinienne oblige, « ton nom, liberté », parce qu’un littérateur monotone a pondu ces mots-là au gré de l’académisme poétique des années 40 : « Liberté, j’écris ton nom » ? Qui devinera dans un recoin du blanc de l’œil le reflet illisible d ce mot : « Liberté », une ligne sur deux, « J’écris ton nom, liberté », dix pages d’affilée. Sur l’écran, à n’importe quelle heure d’aujourd’hui, une inconnue aligne tant de fois de suite ton nom, « liberté », « liberté », « liberté »… sans faute. Et, à raison de cinquante centimes le feuillet de 1500 signes, il  lui faudra taper, à la virgule près, 428 fois ton nom, l-i-b-e-r-t-é, pour empocher un franc symbolique.

 

Yves Pagès, Petites natures mortes au travail  (2000)

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