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Louis Armand : Simples propos

Lecture analytique n°2

La Machine au service de l’homme

La machine dont le rôle était de libérer l’homme ne tend-elle pas, aujourd’hui à l’asservir ? Question grave : Louis Armand essaie d’y répondre avec la prudence du technicien à  qui  ses fonctions ont permis de se pencher sur les problèmes que pose le machinisme moderne.

    Les expressions « métier moderne », « métier technique », évoquent en bien des esprits l’image d’un ouvrier rivé à une machine-outil dont il se borne à surveiller la marche à moins qu’ils n’accomplissent un geste unique, mécaniquement. On en conclut que ceux qui ont inventé ce genre de travail étaient des impitoyables, insensibles à toute culture : ils ont soumis l’homme à un esclavage de plus, celui de la machine. Bien au contraire, répondent les techniciens, c’est la machine qui a libéré l’esclave, car elle permet à l’homme d’échapper à mille servitudes : la preuve en est que, pour chiffrer l’énergie dont dispose aujourd’hui l’homme grâce à la machine, on a introduit la notion d’ « esclaves mécaniques » dont le nombre caractérise précisément le niveau de civilisation matérielle d’un pays.

    Ni l’une ni l’autre de ces deux thèses ne sont tout à fait vraies ni tout à fait fausses. Mais les statistiques montrent que c’est la seconde qui contient la plus grande part de vérité. La technique a créé beaucoup moins de métiers ingrats qu’elle n’a supprimé de métiers odieux, ceux par exemple où l’homme n’était utilisé que pour sa force musculaire. Ces métiers disparaissent ou s’humanisent. Avant de condamner la machine et de lui reprocher les sujétions qu’elle impose –il y en a sans doute et elles sont lourdes− n’oublions pas qu’elle a mis fin, par exemple, à la chiourme des galères et considérablement amélioré les conditions des mineurs de fond ou celle des chauffeurs de locomotives. Chaque fois que le rendement du travail n’est plus fonction simple de la peine humaine, mais que s’interpose entre eux un auxiliaire, la machine, il y a progrès social,  place faite pour la culture.

    Si nous essayons d’approfondir quelque peu cette notion, nous constatons par mille exemples, que pour qui a peiné dans la chaîne du travail comme un simple maillon, devenir soudain le maître de la puissance disciplinée qui se substitue à son effort est une délivrance, l’accès à un monde supérieur. Le travailleur manuel éprouve non seulement une grande satisfaction professionnelle, mais un contentement intime à conduire des moteurs pour faire l’ouvrage que, naguère encore, il accomplissait à la main. Quelle promotion pour le mineur de manœuvrer une haveuse au fond de la mine, en se souvenant que son père, ou lui-même à ses débuts, attaquait encore le charbon au pic !

    Le progrès social pour un manuel ne réside pas uniquement dans l’amélioration de ses conditions de vie, de son salaire, mais se manifeste à ses yeux d’une façon non moins heureuse le jour où il n’est plus le dernier dans la hiérarchie du travail et vient à commander des chevaux-vapeur ou des chevaux électriques.

    L’ouvrier n’est plus alors, en effet, le fantassin du chantier, et, si l’on ose poursuivre cette comparaison militaire, on peut dire qu’il éprouve quelques-uns des sentiments qui composaient la mentalité des cavaliers au temps des chevaux.

    La machine n’éveille,  bien évidemment,  de tels sentiments que chez ceux dont elle adoucit les conditions de travail, en même temps qu’elle les élève. Le conducteur de poids lourd, qui n’a jamais poussé la brouette, ne voit trop souvent dans son camion que l’instrument d’une forme d’esclavage  nouvelle, ce qui est un tort ; on ne saurait, d’ailleurs, mieux l’en convaincre qu’en s’attachant à améliorer son sort de routier.

 

Louis Armand, Simples propos

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