Imprimer l'article

Rhinocéros , Eugène Ionesco , Acte 1

Rhinocéros, Eugène Ionesco, acte I

 

Le Vieux Monsieur et le Logicien vont s’asseoir à l’une des tables de la terrasse, un peu à droite et derrière Jean et Bérenger.
Bérenger, à Jean : Vous avez de la force.
Jean : Oui, j’ai de la force, j’ai de la force pour plusieurs raisons. D’abord, j’ai de la force parce que j’ai de la force, ensuite j’ai de la force parce que j’ai de la force morale. J’ai aussi de la force parce que je ne suis pas alcoolisé. Je ne veux pas vous vexer, mon cher ami, mais je dois vous dire que c’est l’alcool qui pèse en réalité.
Le Logicien, au Vieux Monsieur : Voici donc un syllogisme exemplaire. Le chat a quatre pattes. Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes. Donc Isidore et Fricot sont chats.
Le Vieux Monsieur, au Logicien : Mon chien aussi a quatre pattes.
Le Logicien, au Vieux Monsieur : Alors c’est un chat.
Bérenger, à Jean : Moi, j’ai à peine la force de vivre. Je n’en ai plus envie peut-être.
Le Vieux Monsieur, au Logicien après avoir longuement réfléchi : Donc logiquement mon chien serait un chat.
Le Logicien, au Vieux Monsieur : Logiquement, oui. Mais le contraire est aussi vrai.
Bérenger, à Jean : La solitude me pèse. La société aussi.
Jean, à Bérenger : Vous vous contredisez. Est-ce la solitude qui pèse, ou est-ce la multitude ? Vous vous prenez pour un penseur et vous n’avez aucune logique.
Le Vieux Monsieur, au Logicien : C’est très beau la logique.
Le Logicien, au Vieux Monsieur : A condition de ne pas en abuser.
Bérenger, à Jean : C’est une chose anormale de vivre.
Jean : Au contraire. Rien de plus naturel. La preuve : tout le monde vit.
Bérenger : Les morts sont plus nombreux que les vivants. Leur nombre augmente. Les vivants sont rares.
Jean : Les morts, ca n’existe pas, c’est le cas de le dire !… Ah ! ah !… (Gros rire) Ceux-là aussi vous pèsent ? Comment peuvent peser des choses qui n’existent pas ?
Bérenger: Je me demande moi-même si j’existe !
Jean, à Bérenger : Vous n’existez pas, mon cher, parce que vous ne pensez pas ! Pensez, et vous serez.
Le Logicien, au Vieux Monsieur : Autre syllogisme : tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat.
Le Vieux Monsieur : Et il a quatre pattes. C’est vrai, j’ai un chat qui s’appelle Socrate.
Le Logicien : Vous voyez…
Jean, à Bérenger : Vous êtes un farceur, dans le fond. Un menteur. Vous dites que la vie ne vous intéresse pas. Quelqu’un, cependant, vous intéresse !
Bérenger : Qui ?
Jean : Votre petite camarade de bureau, qui vient de passer. Vous en êtes amoureux !
Le Vieux Monsieur, au Logicien : Socrate était donc un chat !
Le Logicien : La logique vient de nous le révéler.
Jean : Vous ne vouliez pas qu’elle vous voie dans le triste état où vous vous trouviez. Cela prouve que tout ne vous est pas indifférent. Mais comment voulez-vous que Daisy soit séduite par un ivrogne ?
Le Logicien : Revenons à nos chats.
Le Vieux Monsieur, au Logicien : Je vous écoute.
Bérenger, à Jean : De toute façon, je crois qu’elle a déjà quelqu’un en vue.
Jean, à Bérenger : Qui donc ?
Bérenger, à Jean : Dudard. Un collègue du bureau : licencié en droit, juriste, grand avenir dans la maison, de l’avenir dans le cœur de Daisy, je ne peux pas rivaliser avec lui.
Le Logicien, au Vieux Monsieur : Le chat Isidore a quatre pattes.
Le Vieux Monsieur : Comment le savez-vous ?
Le Logicien : C’est donné par hypothèse.
Bérenger, à Jean : Il est bien vu par le chef. Moi, je n’ai pas d’avenir, pas fait d’études, je n’ai aucune chance.
Le Vieux Monsieur, au Logicien : Ah ! par hypothèse !
Jean, à Bérenger : Et vous renoncez, comme cela…
Bérenger, à Jean : Que pourrais-je faire ?
Le Logicien, au Vieux Monsieur : Fricot aussi a quatre pattes. Combien de pattes auront Fricot et Isidore ?
Le Vieux Monsieur, au Logicien : Ensemble ou séparément ?
Jean, à Bérenger : La vie est une lutte, c’est lâche de ne pas combattre !
Le Logicien, au Vieux Monsieur : Ensemble, ou séparément, c’est selon.
Bérenger, à Jean : Que voulez-vous, je suis désarmé.
Jean, à Bérenger : Armez-vous, mon cher, armez-vous.
Le Vieux Monsieur, au Logicien : Huit, huit pattes.
Le Logicien : La logique mène au calcul mental.
Le Vieux Monsieur, au Logicien : Elle a beaucoup de facettes !
Bérenger, à Jean : Où trouver les armes ?
Le Logicien : La logique n’a pas de limites !
Jean, à Bérenger : En vous-même. Par votre volonté.
Bérenger, à Jean : Quelles armes ?
Le Logicien, au Vieux Monsieur : Vous allez voir…
Jean, à Bérenger : Les armes de la patience, de la culture, les armes de l’intelligence. (Bérenger bâille) Devenez un esprit vif et vrillant. Mettez-vous à la page.
Bérenger, à Jean : Comment se mettre à la page ?
Le Logicien, au Vieux Monsieur : J’enlève deux pattes à ces chats. Combien leur en restera-t-il à chacun ?
Le Vieux Monsieur : C’est compliqué.
Bérenger, à Jean : C’est compliqué.
Le Logicien, au Vieux Monsieur : C’est simple au contraire.
Le Vieux Monsieur, au Logicien : C’est facile pour vous, peut-être, pas pour moi.
Bérenger, à Jean : C’est facile pour vous, peut-être, pas pour moi.
Le Logicien, au Vieux Monsieur : Faites un effort de pensée, voyons. Appliquez-vous.
Jean, à Bérenger : Faites un effort de pensée, voyons. Appliquez-vous.
Le Vieux Monsieur, au Logicien : Je ne vois pas.
Bérenger, à Jean : Je ne vois vraiment pas.
Le Logicien, au Vieux Monsieur : On doit tout vous dire.
Jean, à Bérenger : On doit tout vous dire.
Le Logicien, au Vieux Monsieur : Prenez une feuille de papier, calculez. On enlève six pattes aux deux chats, combien de pattes restera-t-il à chaque chat ?
Le Vieux Monsieur, au Logicien : Attendez…
Il calcule sur une feuille de papier qu’il tire de sa poche.

Jean : Voilà ce qu’il faut faire : vous vous habillez correctement, vous vous rasez tous les jours, vous mettez une chemise propre.

Bérenger, à Jean : C’est cher, le blanchissage…

Jean, à Bérenger : Economisez sur l’alcool. Ceci pour l’extérieur : chapeau, cravate comme celle-ci, costume élégant, chaussures bien cirées.

En  parlant des éléments vestimentaires, Jean montre avec fatuité son propre chapeau, sa propre cravate, ses propres souliers.

Le vieux Monsieur, au Logicien : Il y a plusieurs solutions possibles.

Le logicien, au Vieux Monsieur : Dites.

Bérenger, à Jean : Ensuite, que faire ? Dites…

Le logicien, au Vieux Monsieur : Je vous écoute.

Bérenger, à Jean : Je vous écoute.

Jean,  à Bérenger : Vous êtes timide, mais vous avez des dons.

Bérenger, à Jean : Moi, j’ai des dons ?

Jean : Mettez-les en valeur. Il faut être dans le coup. Soyez au courant des événements littéraires et culturels de notre époque.

Le Vieux Monsieur, au Logicien : Une première possibilité : un chat peut avoir quatre pattes, l’autre deux.

Bérenger, à Jean : J’ai si peu de temps libre

Le logicien : Vous avez des dons, il suffisait de les mettre en valeur

←Retour vers » l’humanisme est périmé?

→Retour vers la lecture analytique