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Je n’y suis pour rien

  Tu t’appelles Brodeck et tu y es pour quelque chose. Du moins, c’est ce que je pense sinon pourquoi te sens-tu obligé de préciser ton innocence et d’insister autant dessus à part pour qu’on te dissocie de ce que tu t’apprêtes à raconter ?

    Cela sonne à mes yeux comme un témoignage lors d’un interrogatoire au commissariat. Ton histoire m’est alors devenue mystérieuse. Au début, je me suis demandée si tu n’avais pas été témoin d’un événement mais vu ton insistance, je me suis demandée si, après tout, tu n’avais pas été victime de quelque chose et si tu n’avais pas besoin de notre soutien. Mais une telle insistance m’a amenée à penser que tu es coupable Coupable  de quoi ? Je ne sais pas. Dans tous les cas, tu me sembles rongé par une forme de culpabilité. Peut-être essayes-tu avant tout de t’innocenter à tes propres yeux ? Nous convaincre serait alors te donner une image nouvelle, l’image de l’innocent que tu voudrais être.

   Après cela une autre question m’est venue en tête : de quoi veux-tu être innocenté ? Que vas-tu nous raconter ? Est-ce si grave que cela ?

Au fil du roman, nous apprenons à te connaître et nous découvrons ton passé et l’événement auquel tu faisais allusion.

    Tu as eu la malchance de connaître les camps de concentration  durant la guerre. Tu t’y es retrouvé déporté, désigné par les villageois pour « acheter leur tranquillité ». Cela a dû être horrible pour toi  d’être ainsi trahi et de vivre, ou plutôt de survivre dans ces camps. Tu as eu énormément de chance d’en réchapper et tu as fait  preuve de beaucoup de courage.

    A ton retour, tu as su reprendre une vie normale, banale au sein de la communauté du village mais cela a hélas basculé du jour au lendemain. Un soir plus exactement, alors que tu allais chercher un peu de beurre pour le souper, tu t’es retrouvé impliqué dans cette histoire. Tu n’ as pas vraiment eu le choix après tout, comment dire non à des hommes capables de tout, même de tuer ? Les villageois t’ont demandé d’écrire un rapport. Pour  toi qui as l’habitude d’en écrire sur les différentes plantes que tu étudies, cela ne devait pas être très difficile. Or le rapport en question ne concerne pas une plante, elle concerne un événement. L’Ereigniës qu’ils l’appelaient. Un terme allemand pour évoquer la mort de l’Anderer, l’autre. Tu es bel et bien innocent, tu vas juste mener ton enquête, assembler les pièces du puzzle et relater les événements comme tu le peux. Tu n’approuves pas réellement ce que tu écris et ce qui va se passer au sein du village, tu ne veux pas décevoir les villageois et subir une répression quelle qu’elle soit. Tu as peur.

    Tu agis sous la contrainte, tu aurais préféré ne jamais savoir et rester en dehors de tout cela. Tu es impuissant, passif, innocent ; tu subis ton destin.

    Pourquoi n’as-tu pas la conscience tranquille alors ? tu n’es pas impliqué dans le  meurtre de l’Anderer, en tous cas c’est ce qui nous apparaît suite à la lecture du roman.

    A la fin du roman, tu nous avoues avoir volé, dans un wagon… Bien que ce fût totalement involontaire et instinctif, tu ne peux t’empêcher d’y repenser, cela hante ta conscience. Tu ne peux pas supporter l’idée d’avoir tué et c’est pour cela que tu ne veux pas être associé au meurtre de l’Anderer.

    Tu vas terminer ce rapport et le rendre au maire. Contre  toute attente, une fois lu, ce rapport sera brûlé. Qu’y as-tu écrit pour qu’il parte en fumée ? Tu y as dénoncé la cruauté des hommes, leur lâcheté et la peur de l’étranger. Quels mots as-tu utilisés ? Ça, je ne le sais pas. Le brûler, c’est détruire symboliquement la vérité, la faire disparaître.

 Tu finiras par quitter le village et démarrer une nouvelle vie, cherchant à oublier la cruauté des hommes et à te mettre en sécurité, toi et ta famille. Sans doute as-tu peur de subir le même sort que l’Anderer qui a été en réalité assassiné pour avoir été différent et pour que ne soit pas divulguée la vraie nature des villageois. Maintenant, toi aussi tu le sais. Tu as beaucoup de points communs avec cet étranger et tu n’as jamais eu ta place dans ce village.

Tu clôtures cette histoire comme tu l’as commencée mais en insistant davantage sur identité. Nous savons désormais que tu es innocent face au meurtre de l’Anderer.  Tu es coupable d’un meurtre involontaire mais désormais tu désires tout oublier. Peut-être as-tu compris que le crime  perpétré par les villageois était pire que le tien. Après tout, tu n’y es pour rien.

Clémence Delbergue

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