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Lettres de poilus

Lecture analytique n°1

Texte 1

Jeudi 28 janvier 1915

J’erre, toujours aussi incapable d’écrire. […] Il gèle épouvantablement ce matin, sans que j’arrive à me réchauffer les doigts. S’il n’y avait encore que les doigts de gelés ; mais le bonhomme ne vaut guère mieux, et le cafard est pire que la gelée (…) ; la perspective de retourner ce soir dans le vieux secteur du bois carré4, et de reprendre la vie souterraine, nocturne et marécageuse n’étant pas pour le dissiper.  Voilà six mois bientôt que ça dure, six mois, une demi-année qu’on traîne entre vie et mort, jour et nuit, cette misérable existence qui n’a plus rien d’humain ; six mois, et il n’y a encore rien de fait, aucun espoir. Tout est à recommencer. (…) Alors, les canons seront prêts et dans l’arène lamentable des tranchées, la boucherie néronienne reprendra plus sanglante que jamais, et pareils aux esclaves antiques, on ne nous tirera de nos cachots que pour nous jeter en pâture aux monstres d’acier. Et ce sera au retour du printemps, au renouveau de la terre. […] Hier, ou avant-hier, au rapport, on a lu des lettres de prisonniers boches. Pourquoi ? je n’en sais rien, car elles sont les mêmes que les nôtres. La misère, le désespoir de la paix, la monstrueuse stupidité de toutes ces choses, ces malheureux sont comme nous, les Boches ! Ils sont comme nous et le malheur est pareil pour tous. […] Nous retombons à la brute : je le sens chez les autres, je le sens chez moi ; je deviens indifférent, sans goût, j’erre, je tourne, je ne sais ce que je fais. […] Je vous embrasse.

                                                                                                                                                                                 Etienne

(Etienne a été blessé en septembre 1915. Soigné pendant près de six mois, il a été renvoyé au front et a été fait prisonnier en mars 1918. Etienne a survécu à la guerre. )

Tranchées-Palace, le 14 décembre 1914

 Chers parents,

II se passe des faits à la guerre que vous ne croiriez pas ; moi-même, je ne l’aurais pas cru si je ne l’avais pas vu ; la guerre semble autre chose, eh bien, elle est sabotée. Avant-hier – et cela a duré deux jours dans les tranchées que le 90e occupe en ce moment – Français et Allemands se sont serré la main ; incroyable, je vous dis ! Pas moi, j’en aurais eu regret. Voilà comment cela est arrivé : le 12 au matin, les Boches arborent un drapeau blanc et gueulent : «Kamarades, Kamarades, rendez-vous. » Ils nous demandent de nous rendre « pour la frime». Nous, de notre côté, on leur en dit autant ; personne n’accepte. Ils sortent alors de leurs tranchées, sans armes, rien du tout, officier en tête ; nous en faisons autant et cela a été une visite d’une tranchée à l’autre, échange de cigares, cigarettes, et à cent mètres d’autres se tiraient dessus ; je vous assure, si nous ne sommes pas propres, eux sont rudement sales, dégoûtants ils sont, et je crois qu’ils en ont marre eux aussi. Mais depuis, cela a changé ; on ne communique plus ; je vous relate ce petit fait, mais n’en dites rien à personne, nous ne devons même pas en parler à d’autres soldats. Je vous embrasse bien fort tous les trois.

Votre fils, Gervais (Gervais a été tué à 21 ans en mai 1915)

Source : « Paroles de Poilus ». Lettres et carnets du front (1914-1918). Sous la direction de Jean-Pierre Guéno et d’Yves Laplume. Paris : Radio France 1998 : pp. 78 à 79 et 112 à 113.