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Louis-Ferdinand Céline : Voyage au bout de la nuit

lecture analytique n°1

Travail à la chaîne

Réformé pour troubles nerveux après avoir été blessé durant la guerre 14-18, Bardamu, âgé d’une vingtaine d’années, part pour l’Amérique. Il réussit à se faire engager à Détroit, dans les usines Ford.

   Nous fûmes répartis en files traînardes, par groupes hésitants en renfort vers ces endroits d’où nous arrivaient les fracas énormes de la mécanique. Tout tremblait dans l’immense édifice  et soi-même des pieds aux oreilles  possédé par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré du haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables. A mesure qu’on avançait on les perdait les compagnons. On leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni s’entendre. Il en restait à chaque fois trois ou quatre autour d’une machine.

    On résiste tout de même, on a du mal à se dégoûter de sa substance, on voudrait bien arrêter tout ça pour qu’on y réfléchisse, et entendre en soi son cœur battre facilement, mais ça ne se peut plus. Ça ne peut plus finir.  Elle est en catastrophe cette infinie boîte aux aciers et nous on tourne dedans et avec les machines et avec la terre. Tous ensemble !

    Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible aux machines vous écoeurent, à leur passer les boulons calibrés et des boulons encore, au lieu d’en finir une fois pour toutes, avec cette odeur d’huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C’est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on cède à la guerre . On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main touche, c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi comme du fer et n’a plus de goût dans la pensée.  On est devenu salement vieux d’un seul coup.

    Il faut abolir la vie du dehors, en faire aussi d’elle de l’acier, quelque chose d’utile. On l’aimait pas assez telle qu’elle était, c’est pour ça. Faut en faire un objet donc, du solide, c’est la règle.

    J’essayai de lui parler au contremaître à l’oreille, il a grogné comme un cochon en réponse et par les gestes seulement il m’a montré, bien patient,  la très simple manœuvre que je devais accomplir désormais pour toujours. Mes minutes, mes heures, mon reste de temps comme ceux d’ici s’en iraient à passer des petites chevilles à l’aveugle d’à côté qui les calibrait, lui, depuis des années, les chevilles, les mêmes.

 

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)

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