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Ionesco, extraits de Notes et contre-notes, 1966

Ionesco, extraits de Notes et contre-notes, 1966

A propos de Rhinoceros

Novembre 1960

En 1933 l’écrivain Denis de Rougemont se trouvait en Allemagne à Nuremberg au moment d’une manifestation nazie. Il nous raconte qu’il se trouvait au milieu d’une foule compacte attendant l’arrivée de Hitler. Les gens donnaient des signes d’impatience lorsqu’on vit apparaître, tout au bout d’une avenue et tout petits dans le lointain, le Führer et sa suite. De loin, le narrateur vit la foule qui était prise progressivement d’une sorte d’hystérie, acclamant frénétiquement l’homme sinistre. L’hystérie se répandait, avançait, avec Hitler, comme une marée. Le narrateur était d’abord étonné par ce délire. Mais lorsque le Führer arriva tout près et que les gens, à ses côtés, furent contaminés par l’hystérie générale, Denis de Rougemont sentit, en lui-même, cette rage qui tentait de l’envahir, ce délire qui « l’électrisait ». Il était tout prêt à succomber à cette magie, lorsque quelque chose monta des profondeurs de son être et résista à l’orage collectif. Denis de Rougemont nous raconte qu’il se sentait mal à l’aise, affreusement seul, dans la foule, à la fois résistant et hésitant. Puis ses cheveux se hérissant, « littéralement » dit-il, sur sa tête, il comprit ce que voulait dire l’Horreur Sacrée. À ce moment-là, ce n’était pas sa pensée qui résistait, ce n’était pas des arguments qui lui venaient à l’esprit, mais c’était tout son être, toute « sa personnalité » qui se rebiffait. Là est peut-être le point de départ de Rhinocéros ; Il est impossible, sans doute, lorsqu’on est assailli par des arguments, des doctrines, des slogans « intellectuels », des propagandes de toutes sortes, de donner sur place une explication de ce refus. La pensée discursive viendra, mais vraisemblablement plus tard, pour appuyer ce refus, cette résistance naturelle, intérieure, cette réponse d’une âme.

Bérenger ne sait donc pas très bien, sur le moment, pourquoi il résiste à la rhinocérite et c’est la preuve que cette résistance est authentique et profonde. Bérenger est peut-être celui qui, comme Denis de Rougemont, est allergique aux mouvements des foules et aux marches, militaires ou autres. Rhinocéros est sans doute une pièce antinazie, mais elle est aussi surtout une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées, mais qui n’en sont pas moins des graves maladies collectives dont les idéologies ne sont que les alibis : si l’on s’aperçoit que l’histoire déraisonne, que les mensonges des propagandes sont là pour masquer les contradictions qui existent entre les faits et les idéologies qui les appuient, si l’on jette sur l’actualité un regard lucide, cela suffit pour nous empêcher de succomber aux « raisons » irrationnelles, et pour échapper à tous les vertiges.

Des partisans endoctrinés, de plusieurs bords, ont évidemment reproché à l’auteur d’avoir pris un parti anti-intellectualiste et d’avoir choisi comme héros principal un être plutôt simple. Mais j’ai considéré que je n’avais pas à présenter un système idéologique passionnel, pour l’opposer aux autres systèmes idéologiques et passionnels courants. J’ai pensé avoir tout simplement à montrer l’inanité de ces terribles systèmes, ce à quoi ils mènent, comme ils enflamment les gens, les abrutissent, puis les réduisent en esclavage. On s’apercevra certainement que les répliques de Botard, de Jean, de Dudard ne sont que les formules clés, les slogans des dogmes divers cachant sous le masque de la froideur objective, les impulsions les plus irrationnelles et véhémentes. Rhinocéros aussi est une tentative de « démystification ».

*

Je me suis souvenu d’avoir été frappé au cours de ma vie par ce qu’on pourrait appeler le courant d’opinion, par son évolution rapide, sa force de contagion qui est celle d’une véritable épidémie.

Les gens tout à coup se laissent envahir par une religion nouvelle, une doctrine, un fanatisme, enfin parce que les professeurs de philosophie et les journalistes à oripeaux philosophiques appellent le «moment nécessairement historique ». On assiste alors à une véritable mutation mentale. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais, lorsque les gens ne partagent plus votre opinion, lorsqu’on ne peut plus s’entendre avec eux, on a l’impression de s’adresser à des monstres.
Des Rhinocéros […]. Ils en ont la candeur et la férocité́ mêlées. Ils vous tueraient en toute bonne conscience si vous ne pensiez pas comme eux. Et l’histoire nous a bien prouvé au cours de ce siècle que les personnes ainsi transformées ne ressemblent pas seulement à des rhinocéros, ils le deviennent véritablement. Or, il est très possible, bien qu’apparemment extraordinaire, que quelques consciences individuelles représentent la vérité́ contre l’histoire, contre ce qu’on appelle l’Histoire. Il y a un mythe de l’histoire qu’il serait grand temps de «démythifier» puisque le mot est à la mode. Ce sont toujours quelques consciences isolées qui ont représenté́ contre tout le monde la conscience universelle. Les révolutionnaires eux-mêmes étaient au départisolés. Au point d’avoir mauvaise conscience, de ne pas savoir s’ils avaient tort ou raison. Je n’arrive pas à comprendre comment ils ont trouvé en eux-mêmes le courage de continuer tout seuls. Ce sont des héros. Mais dès que la vérité́ pour laquelle ils ont donné leur vie devient vérité́ officielle, il n’y a plus de héros, il n’y a plus que des fonctionnaires doués de la prudence et de lalâcheté́ qui conviennent à l’emploi; c’est tout le thème de Rhinocéros.
– Parlez-nous un peu de sa forme.
– Que voulez-vous que je vous en dise? Cette pièce est peut-être un peu plus longue que les autres. Mais tout aussi traditionnelle et d’une conception tout aussi classique. Je respecte les lois fondamentales du théâtre : une idée simple, une progression également simple et une chute.

 

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Le propos de la pièce a bien été de décrire le processus de la nazification d’un pays ainsi que le désarroi de celui qui, naturellement allergique à la contagion, assiste à la métamorphose mentale de sa collectivité. Originairement, la « rhinocérite » était bien un nazisme. Le nazisme a été, en grande partie, ente les deux guerres, une invention des intellectuels, idéologues et demi-intellectuels à la page qui l’ont propagé. Ils étaient des rhinocéros. […] Ils ne pensent pas, ils récitent des slogans « intellectuels ». […]Je me demande si je n’ai pas mis le doigt sur une plaie brûlante du monde actuel, sur une maladie étrange qui sévit sous différentes formes, mais qui est la même, dans son principe. Les idéologies devenues idolâtries, les systèmes automatiques de pensée s’élèvent, comme un écran entre l’esprit et la réalité́, faussent l’entendement, aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l’homme et l’homme qu’elles déshumanisent, et rendent impossible l’amitié́ malgré́ tout des hommes entre eux; elles empêchent ce qu’on appelle la coexistence, car un rhinocéros ne peut s’accorder avec celui qui ne l’est pas, un sectaire avec celui qui n’est pas de sa secte.

Je pense que Jean-Louis Barrault a parfaitement saisi la signification de la pièce et qu’il l’a parfaitement rendue. Les Allemands en avaient fait une tragédie. Jean-Louis Barrault une farce terrible et une fable fantastique. Les deux interprétations sont valables, elles constituent les deux mises en scène types de la pièce.

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[La pièce] n’est pas drôle ; bien qu’elle soit une farce, elle est surtout une tragédie […] Nous assistons à la transformation mentale de toute une collectivité ; les valeurs anciennes se dégradent, sont bouleversées, d’autres naissent et s’imposent. Un homme assiste impuissant à la transformation de son monde contre laquelle il ne peut rien. Il ne sait plus s’il a raison ou non, il se débat sans espoir, il est le dernier de son espèce. Il est perdu […] Il s’agissait bien, dans cette pièce, de dénoncer, de démasquer, de montrer comment le fanatisme envahit tout, comment il hystérise les masses, comment une pensée raisonnable, au départ, et discutable à la fois, peut devenir monstrueuse lorsque les meneurs, puis dictateurs totalitaires, chefs d’îles, d’arpents ou de continents en font un excitant à haute dose dont le pouvoir maléfique agit monstrueusement sur le « peuple » qui devient foule, masse hystérique. (…)

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