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Le jeu vidéo, un art?

Extension du domaine ludique (un extrait du journal Game de Bologne), un article repris dans le hors-série de Courrier international, oct-dec 2013, sur le thème « La vie est un jeu »)


REFLEXION : Le jeu n’est plus l’activité séparée du reste de l’existence qu’il était jusqu’à présent. Il colonise aujourd’hui des pans croissants de la vie courante, observe l’historien italien Peppino Ortoleva.
Ces dernières décennies, l’évènement des nouvelles technologies, la réorganisation des temps de travail et de loisirs […] ont introduit quelques nouveautés importantes dans l’univers ludique, traditionnellement séparé du reste de l’existence. De nouvelles typologies de jeu sont apparues, qui redéfinissent les frontières et les rapports entre le jeu et la réalité, en touchant des aspects de la vie sociale qui, précédemment, ne semblaient pas avoir de rapport avec le jeu.
Tout d’abord, concernant les pratiques ludiques, on a vu apparaître et s’imposer avec une vigueur surprenante des modèles qui n’existaient pas auparavant ou étaient repoussés à la marge. Ils ont en partie transformé l’idée que de ce qu’est le jeu. Le phénomène vraiment singulier des casual games [ou jeux grand public], ces jeux pour téléphone portable qui comblent le moindre temps mort, en est un bon exemple : plus de 500 millions d’exemplaires d’un de ces jeux, Angry birds, produit par une petite entreprise finlandaise, ont été téléchargés dans le monde en un peu plus de cinq ans. Sans parler du phénomène un peu plus ancien et bien plus étudié des jeux vidéo pour console et ordinateur. Rappelons que le jeu vidéo, avec un chiffre d’affaire de 51 milliards de dollars en 2011, a dépassé le cinéma pour devenir la première industrie culturelle mondiale.
Terrain inconnu. Ajoutons à cela que, sur les nombreuses heures que passent les habitants des pays développés sur Internet, une bonne partie est dévolue aux réseaux sociaux, en premier lieu Facebook. Cette participation se traduit par des activités ludiques au sens strict comme dans le cas du jeu Farm ville ou de la participation à des flash mobs), mais revêt aussi des caractéristiques que nous pourrions qualifier de «semi-ludiques ». La communication sur les réseaux sociaux est toute entière fondée sur des règles proches de celles d’un jeu de société.
Nous avons aussi assisté à la diffusion massive de types de jeux qui connaissent une popularité inattendue. Ce fut le cas du surf (né dans les années 1950-1960) et de ses variantes les plus récentes comme le skateboard et le snowboard. […] Ces comportements ludiques ont donné naissance en quelques années à des techniques corporelles spécifiques […] vite traduites en métaphores – c’est à l’image du surf, par exemple, que certains des premiers théoriciens de la révolution numérique ont eu recours dans les années 1990.
Phénomène nouveau, beaucoup de jeux sont investis d’une fonction opérationnelle.
N’oublions pas non plus les transformations qu’ont subies ces dernières décennies des formes de jeux bien connues, du fait des changements socioculturels et technologiques. C’est le cas des jeux de hasard, qui ont connu un essor impressionnant. Tous ces exemples conjugués révèlent un processus par lequel des formes ludiques et semi-ludiques d’origine diverse « colonisent » des pans croissants de la vie courante. Phénomène nouveau, beaucoup de jeux sont investis d’une fonction opérationnelle : ils servent à simuler des situations, distribuer des rôles, encourager de nouvelles formes de coopération. On peut dans ce cas parler de « jeu appliqué ». C’est un signe supplémentaire indiquant que nous nous engageons sur un terrain inconnu. Entre le ludique pur et la vie « où l’on est sérieux », un vaste espace intermédiaire est en train de se constituer.
Qui simule quoi ? On aurait du mal à énumérer toutes les formes de jeux appliqués qui nous entourent aujourd’hui [y compris dans le secteur militaire]. Un article inquiétant du journaliste américain William Langewiesche décrit en détail le « travail » des tireurs d’élite américains qui
commandent à distance les drones opérant en Afghanistan au moyen de simulateurs calqués sur les jeux vidéo de tir spatial. Ils font feu. Et ils tuent. Les jeux vidéo qui représentent la guerre deviennent eux-mêmes la guerre. Qui simule quoi ?
On connaît aussi le phénomène dit de « gamification », qui consiste à appliquer les caractéristiques et parfois les règles de jeux de société à des situations concrètes. Par exemple, dans les entreprises et les organisations, où les jeux (depuis les jeux de plateau parfaitement adaptés à la formation, jusqu’aux jeux d’ordinateur utilisés comme outil de management) permettent d’ « essayer » les rôles avant de les assumer ou d’ « expérimenter » les projets avant de les mettre en oeuvre. […]
D’un côté, le jeu pénètre de plus en plus (en rencontrant de moins en moins de résistance) des domaines où sa présence aurait semblé irrévérencieuse (ou du moins déplacée) il n’y a pas si longtemps du deuil à la guerre, du management à la science. De l’autre côté, le jeu fait naître un modèle ludique à part entière, invoqué aussi bien pour organiser que pour penser les aspects les plus divers de l’existence. [C’est ] une caractéristique fondamentale de l’activité humaine qui [évolue : il n’y a plus séparation nette entre le jeu et le vrai, le concret et le sérieux].