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Le jeu vidéo, un art?

Bienvenue chez les gamers anonymes

Extraits d’un article paru dans The fix, New York, par Bryan Le, repris dans Courirer international (hors-série, oct-dec 2013, sur le thème  » La vie est un jeu »)

Aujourd’hui, le jeu vidéo est aussi largement consommé que l’alcool. Mais est-il aussi addictif, ou en passe de le devenir ? Le débat enflamme les spécialistes. Les jeux actuels sont conçus dans un objectif simple : occuper le joueur des heures durant. Avec leurs budgets dignes de blockbusters hollywoodiens, ils n’y parviennent que trop bien et monopolisent excessivement l’attention, accusent certains.
Certaines histoires sont édifiantes, telle celle de ce Texan qui a raconté à The Fix comment son couple et sa carrière ont fait les frais de sa passion pour World of Warcraft (WoW). En 2001, ce chauffeur routier est mis en arrêt de travail en raison d’une blessure au dos et il cherche un moyen de se distraire chez lui entre deux opérations. Souffrant aussi d’un syndrome de stress post-traumatique consécutif à son passage dans l’armée, il aime avoir l’esprit occupé en permanence. WoW devient sa distraction favorite : « A compter de ce jour-là, si je n’étais pas devant l’ordinateur, c’est que soit je dormais, soit j’étais dans la salle de bain. »
Cela va durer des années, jusqu’à son épouse lui pose un ultimatum : soit il quitte son écran, soit il quitte le domicile conjugal. Le soir même, il fait ses valises et abandonne sa femme et sa fille. […]
Aux Etats-Unis, on recense aujourd’hui 211 millions de joueurs de jeux vidéo, soit plus des deux tiers de la population. Parmi eux, environ 3%, soit 6,3 millions, ont une pratique « pathologique » du jeu. […] Hillarie Cash, co-PDG de reSTART, un centre de désintoxication des jeux vidéo situé à Fall City, dans l’Etat de Washington, dit accueillir très majoritairement des hommes âgés de 18 à 28 ans.
[…]. A quoi tient cette passion dévorante ? Les jeux vidéo procurent une poussée d’adrénaline quand on gagne, sans avoir la moindre conséquence concrète quand on perd. Des scanners cérébraux montrent tout le bien-être qu’apporte la victoire : elle stimule les voies nerveuses productrices de dopamine, l’hormone du plaisir qui joue précisément un rôle clé dans le processus de la dépendance.
Ces dépendances comportementales sont amplifiées dans le cas d’interactions avec d’autres jeux de rôle en ligne massivement multijoueur, où des millions de joueurs peuvent s’affronter ou s’entraider dans un monde imaginaire et virtuel.
Vis-à-vis de la dépendance, Hillarie Cash incrimine moins la conception des jeux que l’addiction elle-même. Comme toutes les personnes dépendantes, ses patients présentent une prédisposition (génétique, par exemple) et souffrent aussi pour la plupart de troubles mentaux, notamment de trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité, de phobie sociale ou de dépression, qui les rendent plus vulnérables encore. Le jeu vidéo devient tout simplement leur « substance » favorite. « Mais le plus frappant, c’est que, plus ils ont commencé tôt à jouer, plus ils sont susceptibles de tomber dans la dépendance. », note-t-elle. Aaron Delwiche , professeur de culture du jeu vidéo à l’université de Trinity, à San Antonio (Texas), balaie cette idée d’un revers de la main. « Dans notre culture contemporaine, ce ne sont pas les possibilités qui manquent pour les comportements compulsifs ou, assure-t-il. Bien sûr, on peut soutenir une théorie alambiquée sur les endorphines et la dopamine pour dire qu’il existe des parallèle avec la dépendance physique, mais ce sont deux choses totalement différentes. » Avant de médicaliser le jeu vidéo, recommande Delwiche, il vaudrait mieux engager des actions de prévention afin de sensibiliser la population aux effets de la révolution numérique sur le quotidien. « Il est clair que quelque chose est en train de changer chez l’être humain, dans le lien que nous entretenons avec nos machines. » Il préconise une stratégie de réduction des risques. « Dès lors que le joueur comprend que nous ne cherchons pas à le priver totalement du plaisir qu’il tire du jeu, il est plus enclin à trouver du temps pour interagir avec nous, dans le monde réel. »
[…] Pourtant, certains joueurs préfèrent l’abstinence. Après avoir quitté sa femme et sa fille en 2007, notre Texan accro à World of Warcraft a continué à ne vivre que par et pour sa passion –jusqu’à un soir de 2010. « J’ai reçu un coup de téléphone de ma fille, qui habite à plus de 1500 kilomètres. Je ne la vois pas souvent, et c’est rare qu’elle m’appelle, raconte-t-il. C’est mon répondeur qui a pris le message, je me suis retrouvé à écouter la voix de ma fille qui me disait : « C’est dommage, je t’ai raté. » J’ai eu les larmes.