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Robert Antelme : L’espèce humaine

Robert Antelme, L’espèce humaine, 1947

 Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle qu’elle. Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. Comment nous résigner à ne pas tenter d’expliquer comment nous en étions venus là ? Nous y étions encore. Et cependant c’était impossible. A peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. A nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable.

            Cette disproportion entre l’expérience que nous avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire ne fit que se confirmer par la suite. Nous avions donc bien affaire à l’une des réalités qui font dire qu’elles dépassent l’imagination. Il était clair désormais que c’était seulement par le choix, c’est-à-dire encore par l’imagination que nous pouvions essayer d’en dire quelque chose.

            J’ai essayé de retracer ici la vie d’un kommando (Gandersheim) d’un camp de concentration allemand (Buchenwald).

            On sait aujourd’hui que, dans les camps de concentration d’Allemagne, tous les degrés possibles de l’oppression ont existé. Sans tenir compte des différents types d’organisation qui existaient entre certains camps, les différentes applications d’une même règle pouvaient augmenter ou réduire sans proportion les chances de survie.

            […]

            Je rapporte ici ce que j’ai vécu. L’horreur n’y est pas gigantesque. Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire. L’horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent. Le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication, forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu’au bout, des hommes.

            Le héros que nous connaissons, de l’histoire ou des littératures, qu’ils aient crié l’amour, la solitude, l’angoisse de l’être ou du non-être, la vengeance, qu’ils se soient dressés contre l’injustice, l’humiliation, nous ne croyons pas qu’ils aient jamais été amenés à exprimer comme seule et dernière revendication, un sentiment ultime d’appartenance à l’espèce.

            Dire que l’on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce, peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C’est cependant cela qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c’est cela d’ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en question de la qualité d’homme provoque une revendication presque biologique d’appartenance à l’espèce humaine. Elle sert ensuite à méditer sur les limites de cette espèce, sur sa distance à la « nature » et sa relation avec elle, sur une certaine solitude de l’espèce donc, et pour finir, surtout à concevoir une vue claire de son unité indivisible.

  • Extrait 2

 

Il n’y a pas grand’chose à leur dire, pensent peut-être les soldats. On les a libérés. On est leurs muscles et leurs fusils. Mais on n’a rien à dire. C’est effroyable, oui, vraiment, ces Allemands sont plus que des barbares! Frightful, yes, frightful ! Oui, vraiment, effroyable.

Quand le soldat dit cela à haute voix, il yen a qui essayent de lui raconter des choses. Le soldat, d’abord écoute, puis les types ne s’arrêtent plus: ils racontent, ils racontent, et bientôt le soldat n’écoute plus.

Certains hochent la tête et sourient à peine en regardant le soldat, de sorte que le soldat pourrait croire qu’ils le méprisent un peu. C’est que l’ignorance du soldat apparaît, immense. Et au détenu sa propre expérience se révèle pour la première fois, comme détachée de lui, en bloc. Devant le soldat, il sent déjà surgir en lui sous cette réserve, le sentiment qu’il est en proie désormais à une sorte de connaissance infinie, intransmissible.

D’autres encore disent avec le soldat et sur le même ton que lui : « Oui, c’est effroyable! » Ceux-ci sont bien plus humbles que ceux qui ne parlent pas. En reprenant l’expression du soldat, ils lui laissent penser qu’il n’y a pas place pour un autre jugement que celui qu’il porte; ils lui laissent croire que lui, soldat qui vient d’arriver, qui est propre et fort, a bien saisi toute cette réalité, puisque eux-mêmes, détenus, disent en même temps que lui, la même chose, sur le même ton; qu’ils l’approuvent en quelque sorte.

Enfin, certains semblent avoir tout oublié. Ils regardent le soldat sans le voir.

Les histoires que les types racontent sont toutes vraies. Mais il faut beaucoup d’artifice pour faire passer une parcelle de vérité, et, dans ces histoires, il n’y a pas cet artifice qui a raison de la nécessaire incrédulité. Ici, il faudrait tout croire, mais la vérité peut être plus lassante à entendre qu’une fabulation. Un bout de vérité suffirait, un exemple, une notion. Mais chacun ici n’a pas qu’un exemple à proposer, et il y a des milliers d’hommes. Les soldats se baladent dans une ville où il faudrait ajouter bout à bout toutes les histoires, où rien n’est négligeable. Mais personne n’a ce vice. La plupart des consciences sont vite satisfaites et, avec quelques mots, se font de l’inconnaissable une opinion définitive. Alors, ils finissent par nous croiser à l’aise, se faire au spectacle de ces milliers de morts et de mourants. (Plus tard même, lorsque Dachau sera en quarantaine à cause du typhus, il arrivera que l’on mette en prison des détenus qui veulent à tout prix sortir du camp).

Inimaginable, c’est un mot qui ne divise pas, qui ne restreint pas. C’est le mot le plus commode. Se promener avec ce mot en bouclier, le mot du vide, et le pas s’assure, se raffermit, la conscience se reprend.