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Lecture analytique du texte de Louis Armand

Véronique Perrin

lycée Voltaire, Wingles

La machine au service de l’homme

Introduction

Louis Armand (1905 – 1971) – Ingénieur, haut fonctionnaire et résistant français.  Il a fait des études supérieures à l’Ecole polytechinque. Il est dirigeant d’entreprises publiques, dans le domaine ferroviaire et de l’énergie atomique. Pendant la guerre, il organise le groupe « Résistance-fer » et sera arrêté par la Gestapo en 1944. Il sortira de prison  à la Libération de Paris et sera décoré de la Croix de la Libération. Au sortir de la guerre, il est nommé directeur général adjoint à la SNCF, puis directeur général en 1949. Il créera en 1957, la Société du tunnel sous la Manche. Un esprit tourné vers la recherche industrielle. En parallèle il a écrit des essais, dont Simples propos, paru en 1968.

Le texte = une réflexion sur le rapport entre l’homme et la machine dans le monde du travail

I.                   Un texte argumentatif rigoureux

Un texte qui présente toutes les caractéristiques d’un essai.

  1. Les marques d’un texte argumentatif

–          Des marques d’énonciation :

  •   Le présent d’énonciation ;
  • L’implication de l’émetteur : utilisation du pronom personnel « nous » + du vocabulaire d’appréciation : métiers odieux (L.11)  ; du vocabulaire connoté péjorativement (chiourme des galères, L.14) ou méliorativement (le maître de la puissance disciplinée, L. 18) + des modalisateurs (bien évidemment, L.30) + l’utilisation d’un ponctuation forte (exclamative : Quelle promotion pour le mineur {…} au pic ! (L.22)

–          Pas de « je » ; c’est le point de vue d’un technicien qui s’affirme, qui recherche une rigueur démonstrative plus que l’expression d’un ressenti personnel. D’ailleurs il invoque les statistiques (L.9)  (apparente objectivité) pour appuyer son propos. Il avance des preuves, prétend trouver la vérité  (L.10).

      2. La rigueur de construction du texte

–          La présence de connecteurs logiques qui structurent la réflexion : Bien au contraire. (L.4) Alors en effet (L.27)… + la ponctuation : les « : » à valeur explicative (L.4)

–          Un vocabulaire du raisonnement : deux thèses (L.9), la preuve (L.6), exemples (L.13), conclure (L.3) …

–          Un plan rigoureux :

1er § : présentation de deux thèses opposées ayant cours : ceux qui pensent que la machine soum(et) l’homme à un esclavage de plus (L.4)   –  les techniciens qui, eux, pensent que la machine a libéré l’esclave (L.5).

2ème § : la prise de position personnelle – la démarche typique de l’essai : repartir des différentes analyses existant et se positionner face à elles → a priori une position nuancée : Ni l’une ni l’autre de ces deux thèses ne sont tout à fait vraies, ni tout à fait fausses (L.9) Malgré tout, il se range à la seconde : c’est la seconde qui contient la plus grande part de vérité (L.10) On pouvait déjà prévoir ce ralliement car la première thèse émanait du pronom indéfini « on », ce qui lui ôtait  toute crédibilité (une sorte de rumeur) tandis que la seconde est celle des techniciens, des spécialistes, dont Armand fait partie.  Le commentaire adjacent, entre tirets, -il y en a sans doute et elles sont lourdes- (L.13)  témoigne de sa volonté de nuancer sa position.

Les deux  arguments d’Armand : 1. La technique a créé beaucoup moins de métiers ingrats qu’elle n’a supprimé de métiers odieux  (L.10/11) → un premier argument portant sur les conditions de travail (elle supprime les métiers odieux ; elle améliore les conditions de travail des métiers qui perdurent)  – 2.  La machine permet l’accès à un monde supérieur  (L.19) → le second argument est d’ordre psychologique : estime de soi

Les exemples : le propos s’appuient sur des exemples précis : la chiourme des galères (L.14);  mineurs de fond, chauffeurs de locomotive (L.14/15) Il prétend pouvoir citer mille exemples (L.17),  hyperbole  qu’il ne justifie toutefois pas.

La conclusion   :  le  paragraphe (L.24/26) reprend les deux arguments ; l’avant-dernier § reprend le second sous forme analogique.

La restriction finale : elle concède un contre-argument mais finalement renforce la thèse : la machine n’éveille, bien évidemment, de tels sentiments que chez ceux dont elle adoucit les conditions de travail, en même temps qu’elle les élève. (L.30/31) Les métiers nés conjointement  à l’apparition de la machine (par exemple routier) ne ressentent pas forcément cette amélioration, d’où la nécessité d’œuvrer  constamment pour une amélioration des conditions d’utilisation de cette machine  (par exemple, confort, sécurité pour le camionneur).

II.                La question de l’esclavage

  1. Une dialectique fondamentale

–          Le texte est parcouru par un  mouvement dialectique : esclavage / libération, ce qui transparaît par les champs lexicaux :

Soumis l’homme à un esclavage de plus (L.4)  –  mille servitudes (hyperbole) (L.5)  – sujétion qu’elle impose (L.13)…

VS

La machine a libéré l’esclave (L.5) – délivrance (L.19)

+ le verbe permettre (L.5) , la préposition grâce à (L.6) … qui rendent  positive l’action de la machine

2. L’esclavage aux yeux des détracteurs du machinisme :

–          Alors que les détracteurs de la machine voient le nouvel asservissement dans  la nature- même  des tâches effectuées sur une machine :

  • Surveillance → un ouvrier rivé à une machine-outil dont il se borne à surveiller la marche (L.1/2) . L’adjectif « rivé », le verbe « se borner » soulignent l’aspect réducteur et abrutissant du travail, sans  aucune créativité.
  • Déshumanisation → travail répétitif : à moins qu’il n’accomplisse un geste unique, mécaniquement (L.2/3)  ; l’homme ne travaille plus sur une machine censée être son « outil » ; il devient machine lui-même.

–          L’objectif implicite : cette aliénation de l’homme par la machine est finalement celle de l’homme par l’homme :  ceux qui ont inventé ce genre de travail étaient des impitoyables, insensibles à toute culture (L.3) . Le technicien devient alors un homme cruel, sans humanité  (négation de la culture humaine), au service sûrement d’impératifs économiques : la notion de  rendement  (L.15) apparaissant plus loin.

3.  L’esclavage vu par L Armand :

–          Louis Armand reprend ainsi la conception antique : Soumis l’homme à un esclavage de plus  (L.4) → l’adverbe suggère que la machine est un nouvel esclavage venant s’ajouter à celui inhérent au travail.

–          La pensée d’Armand est finalement proche de celle des Anciens : l’homme a besoin d’esclaves (mais cette fois-ci il s’agit d’esclaves mécaniques (L.7), périphrase désignant la machine) pour se libérer des  fonctions primaires, nécessaires, mais qui  ne sollicitent que la force musculaire (L.11/12) du travailleur, sans que son intellect entre en action. L’homme est alors proche de l’animal. L’exemple pris est manifeste : la chiourme des galères (L.14), c’est-à-dire une catégorie d’hommes à laquelle on déniait son statut humain (puisqu’il s’était mis en marge de la société)

–          L. Armand insiste beaucoup sur la peine humaine : le rendement du travail n’est plus fonction simple de la peine humaine (L.15). Il évoque une véritable délivrance (L.19)grâce à la machine qui se substitue  à son effort (L.19).

–          Aux yeux de L. Armand, mieux vaut un métier ingrat (L.11) qu’un métier odieux (L.11) : si le premier est regrettable, le second est intolérable (gradation dans le jugement de valeur) car avilissant, portant atteinte à la dignité humaine, l’homme étant alors considéré comme du bétail.

–          Ces métiers disparaissent ou s’humanisent (L.12)  : loin d’asservir l’homme, la machine lui rend son humanité. La mécanisation est donc compatible avec l’humanisme.

III.             L’estime de soi : pour un nouveau statut du manœuvre

–          Pour L. Armand l’estime de soi est tout aussi importante que l’amélioration des conditions de travail.

 

  1.  Un jeu de désignations nouvelles

–          Par périphrases, la machine devient  l’esclave mécanique (L.7)  ; l’ouvrier devient le maître de la puissance disciplinée (L.18), alors que certains le voient, par antithèse,  comme un simple maillon (L.18) : l’image du maillon renvoie à la parcellisation du travail, à l’encontre de l’artisanat où l’objet est conçu de A à Z par la même personne. L’homme devient donc le  maître d’une machine, déjà toute puissante, par l’énergie qu’elle dégage.

–          La « machine-outil  (L.2)  est alors vue comme un auxiliaire(L.16) , terme mélioratif ; elle aide et se met au service de l’homme.

2.  Promotion sociale :

–          Il y a double promotion :

  • D’une génération à l’autre, l’ouvrier peut mesurer combien  le progrès technique lui facilité la tâche   : du pic  à la haveuse  (L.22) dans les mines ; de la locomotive à charbon au train électrique…
  • Il se sent supérieur à la machine, qu’il dirige :  Il n’est plus le dernier dans la hiérarchie du travail.(L.25/26)  Il faut une qualification particulière pour travailler sur une machine (O.S.) ;   l’ouvrier est investi d’une responsabilité.

–          La promotion sociale s’exprime aussi au moyen d’une analogie militaire :  de fantassin (bas de la hiérarchie militaire) , l’ouvrier se sent devenir cavalier (élite). L’analogie est générée par la polysémie du mot « cheval »  dans l’unité de  puissance :   chevaux-vapeur  ou chevaux électriques  (L.26) . L’homme accède alors  à un monde supérieur (L.19) ;  … en même temps qu’elle les élève. (L.31)

 

3.   Le bonheur  de l’homme   (la quête d’un certain  humanisme)

–          La machine offre ainsi  à l’homme bonheur et épanouissement : Satisfaction professionnelle  (L.20) ; contentement intime (L.20) .

–          Il appartient  au monde  de la modernité( métier moderne ; métier technique, L.1) , joue pleinement son rôle dans une société où  le nombre (de machines) caractérise précisément le niveau de civilisation matérielle d’un pays (L.7) .  Selon Armand, la richesse d’un pays est tributaire de son degré de développement technologique. En tant que  maître de la puissance disciplinée,  l’ouvrier  participe à l’instauration de la civilisation.

–          Le technicien Armand  insiste sur l’importance de l’énergie  : c’est la production d’énergie qui crée la puissance économique d’un pays. Toute activité humaine est énergie ; la machine permet de décupler celle-ci : il s’agit de chiffrer l’énergie dont dispose  aujourd’hui l’homme grâce à la machine (L.6)  L’homme se libère et s’élève en substituant à sa propre énergie celle des machines, décuplée, et qu’il domine.

–          Il y a ainsi, grâce à la machine, adéquation entre le rendement (L.15) économique  et le respect de la dignité humaine. Alors,  Il y a progrès social, place faite pour la culture (L.16),  en redonnant à l’homme  sa vraie dimension spirituelle.

Conclusion :

–          La position d’un technicien : la machine libère davantage l’homme qu’elle ne l’asservit et elle lui permet de se valoriser ;

–          Une volonté de nuance : il ne nie pas que le travail mécanisé puisse être « ingrat », comporte des « sujétions » « lourdes ». Il faut donc œuvrer constamment pour améliorer les conditions de travail sur les machines ;

–          Un point de vue présenté comme une démonstration mais malgré tout une subjectivité (cf. résumer la  civilisation  à la  civilisation matérielle) ;

–          Un texte qui propose une position diamétralement opposée à Céline ou à Chaplin

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