Imprimer l'article

Emmanuel Roblès, Montserrat, Acte II, scène1 (1948)

Texte n°3 : Emmanuel Roblès, Montserrat, Acte II, scène1 (1948)

MONTSERRAT

Ecoutez-moi… Vous vivez tous sous la domination d’hommes féroces et impitoyables ! Etes-vous sans orgueil ? Etes-vous sans dignité ? Ne vous sentez-vous pas soulevés de haine contre les assassins de Campillo, contre les bourreaux de Cumata ? Souvenez-vous ! Mais souvenez-vous ! A Campillo, le général Rosete a fait brûler vifs tous les prisonniers ! A Cumata, Moralès a fait clouer aux portes tous les enfants au berceau ! Et Antonanzas qui collectionne les mains coupées ! Et Izquierdo qui fait rafler les jeunes filles pour les faire violer par ses cavaliers ! Sa police est partout, toute-puissante, implacable, féroce… Et n’est-ce pas lui seul qui a eu cette idée monstrueuse de nous enfermer ici ? qui a inventé ce supplice atroce ?

LE POTIER, frappé par l’évidence

Il va nous laisser fusiller !

MONTSERRAT

Les Espagnols ne vous considèrent pas comme des hommes! Mais comme des animaux, des êtres inférieurs qu’on peut, qu’il faut exterminer ! Tant d’horreurs, tant de bestialités ne vous révoltent-elles pas ? Ne peuvent-elles suffire à vous soulever contre ces brutes jusqu’au dernier sacrifice ? La défaite des révolutionnaires à San Mateo, est-ce la fin de tout espoir ? Mais non ! Je vous le dis ! Je vous le crie ! Il faut qu’on regroupe les partisans ! Il faut refaire l’armée de l’indépendance ! Bolivar seul peut accomplir la révolution ! Il faut qu’il soit sauvé ! Il le faut à tout prix !

LE MARCHAND se rue sur lui, fou de colère

Oui ou non ! vas-tu nous dire où il se cache ? Oui ou non ? Mais parle ! (Il le tient à la gorge et le gifle.) Mais parle ! Parle donc, canaille !

MONTSERRAT, qui l’a repoussé sans brutalité

Grâce à Bolivar, l’heure viendra où ce pays sera délivré ! où ce pays, je vous le répète, deviendra une grande nation d’hommes libres ! Grâce à Bolivar !

LE COMEDIEN

Ecoute donc ! Tu ne peux pas faire cela ! Tu ne peux pas tuer six êtres pour en sauver un seul !

MONTSERRAT

Comprenez ! Comprenez ! Je sais bien qu’il vous est dur de comprendre… Ce n’est pas la vie de six êtres contre celle d’un seul ! Mais, contre la liberté, la vie de milliers de malheureux !

LE COMEDIEN, qui redoute la réponse

Alors… tu ne… diras rien !…

MONTSERRAT, il ne répond pas tout de suite. On sent de nouveau qu’il lutte contre lui-même. Enfin il dit avec effort.

Je ne sais ! Je ne sais plus !… Je voudrais pouvoir… Je voudrais comprendre moi-même… savoir si j’ai raison… si je ne me trompe pas !…

LE COMEDIEN, insinuant

Mais oui ! Réfléchis… Tu es intelligent ! Tu vas découvrir toi-même que ton obstination est insensée ! que ce marché lui-même est monstrueux !… Six personnes vivantes ! Cela compte ! Dieu te regarde ! Il va t’aider ! Ecoute donc sa voix ! notre souffrance, notre désespoir ! Tu as tout cela sous les yeux ! Laisse ton cœur s’ouvrir ! Laisse entrer Dieu dans ton âme !

MONTSERRAT

Mais n’est-ce pas Dieu qui nous envoie cette épreuve ? Et ne devons-nous pas tous ensemble l’accepter, la surmonter ? Ne devons-nous pas mériter le ciel ? Ah ! réfléchissez vous-mêmes ! Il s’agit moins, ce soir, de sauver nos corps que de sauver nos âmes ! (avec une exaltation croissante)Il s’agit ce soir de mourir pour sauver des millions d’êtres, pour les sauver du malheur et, par là, de rester dignes du sacrifice du Christ !

←Comment rester homme